La compassion en action
- Sagesses Bouddhistes
- 30 oct. 2024
- 10 min de lecture
Résilience – Alliance Altruiste,
un programme de Karuna-Shechen
Il y a trois ans, l’association humanitaire Karuna-Shechen, cofondée par Matthieu Ricard, lançait le premier programme Résilience en collaboration avec l’association Mindfulness Solidaire. Ce projet initial, qui avait pour objectif de réduire la détresse empathique du personnel soignant et des travailleurs sociaux, a pu accompagner plus de 400 professionnels du secteur médico-social et humanitaire.
Fortes de cette expérience, les équipes de Karuna ont pris conscience de nouveaux défis et difficultés. C’est pourquoi un nouveau programme Résilience – Alliance Altruiste a été mis en place dès 2024, priorisant les soignants et les aidants mais ouvert à toute structure d’intérêt général[1]. Ce programme reçoit le soutien du fonds Nouveau Monde. Nous rencontrons Franck Blot, directeur du Plaidoyer de Karuna, instructeur en intelligence émotionnelle et pleine conscience et responsable du programme Résilience – Alliance Altruiste.

Pouvez-vous nous décrire un peu ce nouveau programme d’intelligence émotionnelle basé sur la pleine conscience et les cercles de parole ?
Franck Blot : Le programme se déroule en 6 ateliers de deux heures hebdomadaires (au lieu de 8 dans l’ancien programme), c’est un peu plus facile à organiser dans les agendas des participants et on se retrouve sur leur lieu de travail dans un groupe de dix personnes environ. Ces séances s’articulent autour d’outils tels que les cercles de parole et la pratique de différentes méditations-contemplations et les “dyades” pour pratiquer l’écoute active et les partages authentiques. Les participants développent ainsi leur calme mental, leur qualité de présence, leur écoute active, l’approche des émotions difficiles.
L’intention des cinq premiers ateliers est vraiment de développer la capacité individuelle à agir avec justesse, de cultiver son potentiel altruiste tout en préservant son bien-être personnel. Les participants sont amenés à le faire à l’aide d’outils pragmatiques et d’exercices proposés par les formateurs.
Les cinq premiers ateliers sont fondés sur une identification de cinq schémas comportementaux qui peuvent être des entraves, des obstacles dans la vie des participants, dans leurs relations professionnelles et dans la façon dont ils se représentent leur monde. De manière simple, les outils du programme donnent à un participant les moyens de constater qu’il a des schémas de comportement dans sa vie de tous les jours (et que nous avons tous) et qu’il peut s’en libérer s'il met de la conscience dessus. Ils intègrent aussi la thérapie ACT et le principe des 4P – les Plus Petits Pas Possible. L’invitation des ateliers est avant tout celle du changement possible.
Nous avons eu la chance de faire relire le programme à une dizaine de personnes dont Christophe André, François Bourguignon, Cloé Brami et des ingénieurs en pédagogie pour avoir leurs retours. François Bourguignon m’a vivement conseillé d’éviter les mots liés au champ lexical de la psychologie et d’utiliser des mots usuels. C’était un magnifique conseil. Ce vocabulaire usuel permet de parler naturellement des choses dans les ateliers : « Vous, dans votre vie de tous les jours, à quel moment et quand est-ce que vous constatez que vous avez un comportement absent, où vous êtes déconnecté du corps, où vous parlez dans votre tête ? »
Il y a donc cinq premiers ateliers qui déroulent une approche de chacun des cinq comportements qui nous entravent, pouvez-vous nous expliquer ?
Chaque comportement ainsi que l’atelier correspondant ont été décrits à la création du programme :
1- comportement absent,
2- comportement en demande,
3- comportement passif,
4- comportement contrôlant,
5- comportement rigide.
L’atelier 1 permet aux participants d'observer le comportement absent et les invite à revenir au corps. Pour être présent aux autres, il faut déjà être présent à soi et à son corps. L’outil de la séance sera la présence.
Le deuxième atelier est le comportement en demande. L’invitation est l’auto-compassion : au lieu d’être en demande et d’aller constamment chercher de l’amour ou de l’attention ailleurs, l’idée est de prendre soin de soi, d’apprendre à être plus autosuffisant. Être altruiste, c’est déjà être bienveillant envers soi-même.
L’atelier 3, c’est l’antidote au comportement passif qui est de se laisser un peu écraser. C’est très souvent dans les métiers du soin que des personnes risquent dans ce comportement. Ils ont de grandes compétences pour prendre soin des autres et même pour les protéger mais ils n’ont pas l’habitude de montrer leurs propres limites. Ils vont s’occuper des autres, encore et encore jusqu’à ce qu’ils soient épuisés.
Donc l’invitation c’est d’oser, oser s’exprimer, oser dire non. Oser dire qu’on n’est pas d’accord avec sa hiérarchie, avec ses collègues. Oser dire à quelqu'un : « Écoutez, en fait, je n’ai pas le temps, là, il faut que je m’occupe d’autres patients et il faut que je le fasse. » Donc en fait, il y a un peu cette idée de reprendre le pouvoir et de ne pas se laisser vampiriser par les autres tout en y mettant énormément de douceur.
Oser dire les choses à sa hiérarchie en nous reliant à notre courage c’est avoir la liberté de se poser la question : « Qu’est-ce que nous pouvons faire concrètement si nous estimons que quelque chose n’est pas juste. » Les instructeurs invitent les participants à trouver des solutions et à les proposer. Il ne s’agit pas d'être simplement dans la critique et l’indignation, il s’agit d’être dans la proposition constructive, avec l’idée qu’être altruiste, c’est être honnête avec soi et authentique avec les autres.
Le quatrième atelier vise à observer la tendance du comportement contrôlant qui s’exprime dans tous les moments de la journée où notre envie est de contrôler les choses, où notre envie est d’avoir raison alors qu’on a tort – des moments où on veut prendre le pouvoir.
L’invitation de cette séance est aussi d’être capable d’aider toutes les personnes avec les mêmes qualités de cœur : « Est-ce que je peux avoir la même qualité d’écoute envers un jeune, un vieux, un pauvre, un riche, peu importe sa nationalité, et ainsi de suite ? » L’invitation va être de voir quand nous avons ce comportement, d’y apporter de la douceur, de mettre du cœur sur les préjugés qu’on a sur les autres et voir notre difficulté à faire confiance
La cinquième séance invite à agir au quotidien. Comment retrouver de la légèreté et de la joie et voir – puisqu’on travaille sur la rigidité du comportement – que c’est souvent la rigidité qui empêche d’être joyeux parce que nous avons peur du regard des autres et du regard sur nous-même. Dans l’action humanitaire nous savons que ce que nous faisons est une goutte d’eau et que cela ne suffit pas. Est-ce possible de se réjouir des actions que nous faisons ? C’est un peu l’idée du colibri que chacun fasse sa part, mais aussi l’idée de pouvoir développer de la joie en se disant que son métier a du sens, que sa journée a du sens. « Je ne suis pas en train de changer le monde, je ne suis pas en train de soigner l’intégralité de la planète, mais ce que je fais a du sens. »
Flore Vasseur, la réalisatrice du film Bigger Than Us, insiste beaucoup sur ce thème de la justesse de l’engagement. Si nous nous engageons par culpabilité parce que notre vie est trop belle comparée à d’autres, ou si nous nous engageons pour sauver le monde, nous allons droit vers l’épuisement.
L’invitation, c’est d’agir par amour au lieu d’agir par indignation. Le risque de l’indignation, c’est justement de se cramer. Par exemple, nous pouvons être dans l’amour de l’environnement et agir dans la joie parce que nous savons que ce que nous faisons a du sens, au lieu d’être en colère contre les groupes pétroliers. Agir par amour pour la nature, au lieu d’agir par indignation contre des gens.
La thérapie d’acceptation et d’engagement – Les 4P, les Plus Petits Pas Possible
Développée dans les années 1980 par le psychologue Steven C. Hayes, La Thérapie d’Acceptation et d’engagement (en anglais Commitment) repose sur l’idée que la souffrance fait partie intégrante de la condition humaine et que les tentatives d’éliminer ou de contrôler des expériences internes douloureuses (telles que les pensées, les sentiments et les sensations) sont souvent contre-productives.

L’idée, c’est accepter les inconforts des sensations ou des pensées désagréables et de les prendre comme des indicateurs que nos valeurs ne sont pas réalisées. Par exemple, si tu es triste parce que tu vois un migrant dans une situation difficile, tu as raison d’être triste. Cette émotion est un signe que ce qui se passe n’est pas en accord avec ta valeur de justice ou d’humanité.
La question est donc : qu’est-ce que tu fais de cette tristesse si tu es en colère parce que tu vois de l’injustice ? L’invitation de ACT est l'acceptation et l'engagement. J’accepte de ressentir ça parce qu’en fait j’ai raison de le ressentir comme ça. Et à présent qu’on a statué que cette émotion avait le droit d’être là, qu’est-ce que j’en fais maintenant ? Comment je m’engage ? Comment je réponds à mes valeurs ?
Ce qui est assez génial en situation d’accompagnement, c’est le moment où tu dis aux gens qui font état de leurs émotions, de leurs souffrances et qui expriment leur malaise que c’est ok, qu’ils ont raison d’être en colère, ou tristes ou dépressifs, de ressentir ceci ou cela. Du coup, ils te regardent :
« Oui, alors moi je suis triste, je suis en souffrance.
– En fait tu as raison. Tu as raison d’être triste et en souffrance parce que voilà la situation que tu vis, et voilà la situation que tu voudrais. Donc moi je ne vais pas te donner un médicament qui va enlever ta tristesse, tu as raison d’être triste. »
Ce sont des moments très joyeux en fait où les gens réalisent qu’ils ont raison d’avoir des émotions difficiles. C’est le côté acceptation. Arrêter de vouloir rejeter. Toute l’énergie et le temps que généralement les gens mettent pour se battre contre l’émotion, cette même énergie et ce temps, ils vont les utiliser pour aller vers leurs valeurs. C’est à ce moment qu’est présenté l’outil des 4 P, les plus petits pas possibles. On termine chaque séance avec en disant : « Très concrètement, qu’est-ce que tu t’engages à faire d’ici la prochaine séance ? » À la fin de la séance 1, le retour au corps, on terminera la séance en demandant : « Concrètement, qu’est-ce que vous allez faire pour revenir plus dans votre corps ? » et ensuite à la séance 2 : « Qu’est-ce que vous allez faire pour prendre soin de vous ? »On termine chaque séance avec de l’engagement, avec cette idée que chacun et chacune peut prendre des petites actions à réaliser. Et puis la semaine d’après, on demandera comment ça s’est concrétisé ou pas. Entre les séances, on invite vraiment au mouvement, à l’engagement, en constatant bien sûr des implications différentes selon les volontaires.
Pouvez-vous nous parler du sixième atelier ?
La séance six est complètement indépendante. On aurait pu terminer avec ces cinq premières séances mais nous avons rajouté la sixième pour rendre les gens indépendants et les inviter à organiser des cercles de parole par eux-mêmes au sein de leur structure d’activité (entreprise privée, association, institution...).
Cette sixième séance est le cercle de parole des Altruistes Anonymes qui donne les moyens aux personnes de s’inspirer, de s’entraîner et de s’engager ensemble dans un cercle de parole qu’ils ont appris à organiser.
L’intention est vraiment de renforcer la résilience de l’organisation qui nous accueille. C’est un point d’évolution important : on s’est rendu compte avec l’ancien programme qu’il faisait beaucoup de bien aux personnes. Le problème étant qu’une une fois le cycle des huit ateliers terminé, les gens revenaient en quelques mois à une situation proche de la situation initiale et oubliaient les acquis du programme. Ils n’arrivaient pas à créer des cercles entre eux parce qu’à l’époque trop de monde se disait qu’il fallait des compétences particulières pour mener des cercles de paroles. Maintenant, à l’issue du nouveau programme, nous souhaitons que les participants soient en mesure d’organiser des cercles de parole très simples et pragmatiques au sein de leurs propres structures.
L’acronyme AA est un hommage aux Alcooliques Anonymes qui font un travail extraordinaire où il n’y a pas d’experts, pas de psychologues. Les parrains ne sont ni plus ni moins que des anciens addicts. J’aime cette idée que ces gens viennent de la vie normale où il n’y a pas besoin de faire un bac plus huit en psychologie pour accompagner quelqu’un en souffrance. Simplement écouter, simplement être présent à l’autre, sans donner de conseil, juste être là dans la confiance et dans sa propre vulnérabilité.
Plus encore, les instructeurs de Résilience – Alliance Altruiste peuvent former gratuitement une ou plusieurs personnes à devenir elles-mêmes instructeurs au sein de leur propre structure, qui pourront former par la suite d’autres personne à organiser des cercles de parole Altruistes anonymes. C’est ce que nous appelons renforcer la résilience de l’organisation. Par exemple, nous avons mené un programme au sein de la Croix-Rouge du Luxembourg. À l’issue du premier programme de 6 semaines, nous avons formé trois personnes – qui se trouvaient être des psychologues et une responsable RH – à devenir instructrices en interne. La compétence est intégrée, elles peuvent maintenant animer le programme sur leur temps de travail habituel au sein de la Croix-Rouge qui compte 3 000 employés.

Vous décrivez comment la résilience d’un groupe passe par le développement de l’altruisme sans mettre de pression ni d’injonction à qui que ce soit.
Quelle est votre motivation à vous ?
C’est ma casquette de thérapeute, c’est ma casquette de soignant. Il y a une expression que j’aime beaucoup et qui est pour moi une boussole : « Aimer les gens, c’est les aider à se détendre. » Comment amener de la détente ? Parfois la détente, c’est se calmer, mais parfois la détente c’est détente c’est d’utiliser la colère pour avoir le courage de dire qu’il y a quelque chose qui n’est pas juste. Ce qui m’anime énormément est de voir comment on amène du soin dans un groupe. Et le soin, ce n’est pas forcément tendre l’autre joue, ce n’est pas forcément le « lâcher prise », un concept parfois utilisé à mauvais escient. Parfois le soin, c’est de pleurer. Parfois le soin passe par l’expression d’une colère. Ma conviction est qu’en cultivant notre potentiel altruiste, nous trouvons cette finesse, cette justesse dans l’action – avec toutes les difficultés de savoir si je suis dans l’ego ou pas, de savoir si je suis au service des autres ou si je suis au service de moi-même. Sans jugements moraux autour de cette question. C’est vraiment juste observer et s’ajuster. C’est très important. C’est dans tout le programme.
Pour en savoir plus :
www.resilience.karuna-shechen.org/approche (programmes institutions)
www.resilience.karuna-shechen.org/participez (programmes individuels)
[1] Aujourd’hui en France, les travailleurs sociaux, médecins, infirmiers, aides-soignants de l’hôpital public et les employés des CHRS (Centre d’Hébergement et de Réadaptation Sociale) représentent une catégorie de travailleurs qui est en crise avec un taux de burnout compris entre 40 et 50 % – cinq fois plus que dans les autres métiers.