Un art de vivre avec soi et avec les autres
Par Eliane Régis
Entretien réalisé par Philippe Judenne
Comment as-tu rencontré la Communication NonViolente (CNV) ?
En entendant, lors d’une conférence, cette phrase de Rosenberg : « Les jugements sont l’expression tragique de mes besoins. » C’est ce qui m’a motivée à apprendre la CNV. Je ne savais pas à l’époque que j’avais des besoins. J’avais conscience déjà que j’avais des jugements et j’enseignais la communication en entreprise. Je disais aux personnes que les jugements étaient un frein majeur dans l’échange mais sans pouvoir allez plus loin.
J’ai appris quoi faire de mes jugements. Plutôt que de voir ce qui n’allait pas chez moi ou chez l’autre je me suis mise à regarder ce qui n’était pas satisfait chez moi, mes besoins, ce qui change tout dans la relation à l’autre.
En découvrant la CNV, on découvre à quel point les jugements se glissent par le truchement des mots dans la description des faits observés. Comment apprend-on cette précision dans l’expression orale de la Communication NonViolente ?
Cela s’apprend petit à petit par la pratique. Plus tu pratiques, plus ta conscience est aiguisée. C’est la vigilance, l’attention à être uniquement dans les faits, et ne pas les mélanger avec ce que ça me fait.
Concrètement, il y a des mots. Par exemple, tout ce qui concerne les adjectifs : rapide, lent sont subjectifs parce que ta notion de rapidité n’est pas la même que la mienne. C’est en fonction d’un cadre de référence, donc il y a une question de différence. « Tu parles vite, tu parles fort », c’est très subjectif.
J’aime donner aux gens cette expérience : « Pour vous, rouler vite c’est combien de km/h ? » Et dans le groupe de personnes, les réponses varient entre 30 et 200 km/h. Est-ce que nous parlons de la même chose quand je parle de rouler vite ? S’il y a un adjectif, nous sommes dans l’interprétation parce que nous sommes dans le subjectif. Il y a des mots comme encore, toujours, souvent qui expriment déjà une impression, un agacement. Tu es encore en retard. Mais de combien de temps ? Une seconde, une heure ?
Une observation est précise, concrète et il ne va pas y avoir d’évaluation. C’est très difficile à faire une observation sans jugement. Et c’est encore plus difficile à faire lorsque je suis sous le coup de l’émotion car je suis complètement parasitée.
Que faut-il garder à l’esprit dans de telles circonstances ?
Déjà, reconnaître et accueillir mon émotion va m’aider à avoir plus de recul et de discernement pour exprimer une observation claire, précise et concrète. Ma motivation dans la situation est la suivante : me donner le plus de chances de pouvoir être reçue, comprise, entendue et nous donner le plus de chances d’être sur la même longueur d’onde.
Sinon, dès qu’il va y avoir de l’évaluation, du jugement, la personne va réagir à ce jugement et la suite du dialogue sera sans doute plus délicate.
« Pour vous, rouler vite c’est combien de km/h ? »
Tu es formatrice en CNV et aussi enseignante dans la tradition du Village des Pruniers. Que peut apporter la CNV dans une communauté de pratiquants bouddhistes ?
Pour te répondre avec une logique qui soit la mienne, la pratique de la CNV comme celle du Village des Pruniers est d’être au-delà des étiquettes. Oui, je suis formatrice CNV, oui, je suis enseignante du Dharma mais pour moi, ce sont juste des repères. Dans les deux pratiques, il y a une invitation à ne pas se laisser enfermer dans des étiquettes, des mouvements d’appartenance, des drapeaux « formatrice certifiée » ou « enseignante bouddhiste ». C’est d’ailleurs le premier des 14 entraînements à la pleine conscience dans la tradition du Village des Pruniers fondée par Thich Nhât Hanh. On retrouve cela dans la CNV : voir l’être humain au-delà des étiquettes, des jugements, des rôles. Ces repères ont des convergences, il s’agit juste de repères.
Qu’est-ce que l’une peut apporter à l’autre en termes de pratiques ?
Dans les deux pratiques, un aspect important est de se relier à la Vie, à l’instant présent : la pratique de l’arrêt, samatha en sanscrit (tib. : chiné). Je m’arrête et j’ai pleinement conscience de ce qui se passe, ici et maintenant dans mon corps, de toute la pratique avec la respiration, de la connexion avec mes sensations, avec mes pensées. Mon corps est conscient de tout cela et me permet de prendre un recul avant de répondre.
La pratique de la pleine conscience (pali : sati, sanscrit : smriti, angl. :
mindfulness) et le Noble Chemin octuple[1], toutes les pratiques du village des Pruniers et les enseignements du Bouddha m’ont aidée pour intégrer la CNV. Au début, la compréhension de la CNV peut être très mentale, surtout si nous nous arrêtons aux 4 étapes ! Alors que c’est tout un cheminement intérieur.
Si je regarde ce que peut apporter la CNV dans la pratique spirituelle
bouddhiste ? Un exemple : le quatrième entraînement à la pleine conscience nous invite à prendre soin de l’énergie de la colère et à aller voir ses racines. Parfois, il m’est arrivé de me sentir embarrassée pour aller voir à cet endroit en moi. La CNV m’offre la métaphore d’une carte d’orientation : une manière très pratique et simple pour aller toucher les racines de ma colère. Elle va m’indiquer très concrètement que la colère survient quand j’ai des besoins qui ne sont pas satisfaits. C’est à moi de voir ce qui n’est pas satisfait et d’en prendre soin. Je peux aussi l’exprimer d’une manière juste, sans critique, en étant force de proposition.
La CNV n’est pas dans le monde des bisounours, elle permet de se positionner et d’agir pour un monde plus humain et équitable.
Dans le bouddhisme, on se demande : est-ce que c’est vrai ? Est-ce que j’en suis bien certain ? Est-ce qu’il ne s’agit pas d’une perception erronée ? Faire une observation précise et concrète est bien différent des perceptions, des évaluations et des jugements. C’est la première étape du processus de la CNV.
« Dire une observation sans une évaluation est une des plus hautes formes de l’intelligence humaine. » Jiddu Krishnamurti
L’intention et les principes de la CNV
La Communication NonViolente (CNV) est un processus de communication principalement verbale qui porte l’histoire de son fondateur, Marshall Rosenberg. Durant les années 1960, dans un contexte de conflits raciaux et socioéconomiques, Marshall B. Rosenberg, docteur en psychologie clinique, a commencé à appliquer une méthode auprès de diverses communautés américaines qui travaillaient à rétablir l’harmonie dans des écoles et diverses institutions publiques. En 1984, les succès obtenus avec son approche l’amènent à créer le Centre pour la Communication NonViolente® (le CNVC) afin de diffuser ce processus de communication à travers le monde. Son apparition en France date des années 1998, à la suite de conférences et stages de Rosenberg et de la publication de la traduction française de son livre Les mots sont des murs ou des fenêtres. La CNV connaît depuis un retentissement important du fait de ses applications au dialogue et à la « médiation » dans les aspects professionnels, familiaux et sociaux de la vie.
Le processus de la CNV nous interroge sur la clarté du discernement dont nous pouvons faire preuve et nous invite à améliorer la qualité de notre relation avec nous-mêmes et avec les autres. Rosenberg, dans un stage qu’il donne à San Francisco[2], résume ainsi l’esprit de la CNV : « Retrouver en nous cette capacité du don naturel entre les personnes, même si cette capacité est très facile à oublier. ».
« Cette capacité du don naturel est pourtant le jeu le plus réjouissant et amusant que je connaisse », affirme calmement l’inventeur de la CNV. « Mais la grande majorité des gens l’ont remplacée par un autre jeu : le jeu du Qui a raison ? »
Rosenberg montre ensuite à son auditoire à quel point nous avons été conditionnés par ce jeu du Qui a raison ? Nous sommes constamment dans l’évaluation et le jugement. Pétris de ce fonctionnement, nous ne voyons même plus les kilomètres instantanés de projections, de jugements qui se glissent dans ce que nous croyons être de simples observations ou de simples constats.
La qualité de l’observation est donc un des quatre points exploratoires qui sont au départ du processus de la CNV.
Les quatre temps exploratoires de la CNV
Qu’il s’agisse de clarifier ce qui se passe en soi ou de communiquer avec d’autres, la méthode de la CNV peut être résumée comme un cheminement en quatre temps :
- Observation (O) : décrire la situation en termes d’observation partageable.
- Sentiments et attitudes (S) : exprimer les sentiments et attitudes suscités dans cette situation.
- Besoin (B) : clarifier le(s) besoin(s), discerner si nos besoins ne sont pas clairs pour notre interlocuteur, ou si au contraire, les besoins de notre interlocuteur ne nous apparaissent pas clairement.
- Demande (D) : faire une demande respectant les critères suivants : réalisable, concrète, précise et formulée positivement. Si cela est possible, que l’action soit faisable dans l’instant présent. Le fait que la demande soit accompagnée d’une formulation des besoins la rend souple et négociable.
Dans une situation de communication, l’ordre de présentation des étapes est indifférent : on peut très bien commencer par exprimer ses sentiments (S), générés par une situation (O), puis parler de ses besoins (B) pour présenter une demande (D).
Au-delà de ces 4 étapes, le plus important est la posture intérieure : mon intention est-elle de privilégier la qualité de compréhension mutuelle afin d’arriver à une solution qui reconnaît, satisfait les besoins de chacun ?
Ou suis-je dans une volonté de convaincre, de guider vers ma solution ?
La CNV appliquée…
… dans l’évaluation-jugement contre soi-même : « Je suis vraiment nul », « je n’arriverai jamais à jouer de cet instrument de musique... »
| … dans l’évaluation-jugement vers l’extérieur : « Ils ne m’ont pas invité, je me sens abandonné, trahi. » |
Observation : Après un mois de pratique, je ne joue pas un morceau en entier.S : Je suis déçu. D : Cette semaine, je travaille la moitié du morceau et je souris si je me trompe. B : J’ai besoin de me faire confiance, je peux apprendre à mon rythme | Observation : Je n’ai pas été invité à l’anniversaire de Jean. S : Je suis triste.B : J’aimerais me rassurer sur notre lien et notre amitié, le fait que je compte pour lui. D : Je vais prendre soin de ma tristesse en demandant de l’écoute et en proposant de l’échange à un autre ami. |
Suite de l'entretien:
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La pratique de la CNV permet de mieux discerner si mes émotions, mes sensations ne se trouvent vraiment que « chez moi » parce que nous pouvons facilement exprimer des évaluations masquées :
« Je me sens trahie », « Je me sens abandonnée » sont des ressentis très forts car ce sont des besoins non satisfaits. Il s’agit d’évaluations masquées du type : je pense que « tu m’abandonnes », je pense que « tu me trahis ». C’est essentiel de reconnaître qu’il s’agit d’une évaluation masquée pour pouvoir la traduire en besoin.
« Les jugements (moraux) sont l’expression tragique de nos besoins », disait Rosenberg. Le jugement « je me sens trahie - tu me trahis » exprime peut-être le besoin d’être en confiance dans la relation. « J’ai besoin de fiabilité » : dans cette expression du besoin, je suis chez moi, à la maison. Si je ne me sens pas dans une relation de confiance, je vais être peut-être « gênée » ou « triste » et, l’exprimant ainsi, je ne serai que chez moi. Il est nécessaire de distinguer l’observation des évaluations, des sensations, des émotions où je ne suis que chez moi afin qu’il n’y ait pas d’évaluation masquée : je me donne ainsi plus de chances d’être entendue.
Pourquoi est-il essentiel de distinguer ensuite le besoin de la solution ?
Il y a très souvent de la confusion entre ce que l’on appelle des besoins et les solutions, les stratégies. Les besoins selon Rosenberg sont des énergies vitales, des énergies de vie comme l’estime de soi, le besoin de confiance dans la relation, le besoin d’être compris, d’être en lien, celui de sécurité physique ou émotionnelle. Ils n’ont rien à voir avec des désirs. Ils n’ont rien à voir avec des solutions.
Quand je dis que « j’ai besoin que tu viennes me voir », je suis dans une solution. « Que tu viennes me voir » est une demande qui satisfait quel besoin ? Peut-être un besoin de lien et peut-être trouvera-t-on une autre solution parce que tu n’as pas envie de te déplacer. On va se téléphoner : comme cela tu vas prendre soin de toi, tranquillement chez toi, et moi satisfaire mon besoin de lien et d’échange avec toi.
Qu’est-ce qui distingue l’avidité et le besoin ?
L’avidité n’a rien à voir avec un besoin. Tous les besoins dans l’esprit de Rosenberg sont des énergies vitales au service de la vie !
L’avidité, c’est tout le contraire de la vie : tu veux posséder pour toi-même. En ce qui concerne les besoins dans l’approche CNV et dans la pratique bouddhiste, nous avons conscience de l’interdépendance – je ne vais donc pas agir pour satisfaire uniquement mes propres besoins, mais plutôt : « Je vais être en lien pour pouvoir satisfaire mes besoins sans que cela ne soit à tes dépens. » C’est en cela que l’on ne peut pas être dans l’avidité, car j’ai conscience que prendre soin de mes besoins ne va jamais se faire aux dépens de quelqu’un d’autre. En prenant soin de moi, je peux prendre aussi soin de l’autre.
La pratique de la CNV, c’est aussi se positionner par rapport aux formes de violence. De quoi s’agit-il ?
Il y a trois niveaux de violence :
– la violence contre soi. Par exemple, c’est avoir des exigences avec soi-même : « il faut que je fasse ça » ou ne pas écouter ses besoins (ceux des autres sont plus importants) ;
– la violence avec l’autre : « j’ai raison », je veux te convaincre, je t’impose quelque chose, « je veux/ il faut que tu fasses ça » ;
– la violence qui se joue au niveau des systèmes est très importante. Elle est générée au niveau des paradigmes compétitifs et individualistes qui nous sont transmis par les structures de la famille, l’éducation, l’économie et les entreprises, la justice….
Par exemple : soit je suis dans le paradigme de la dualité vrai ou faux, bien ou mal, j’ai raison, je juge, je dénie ma responsabilité : c’est la faute de, j’impose, c’est le pouvoir sur qui génère de la violence. Soit je suis dans un autre paradigme, qui est davantage dans une intention de coopération, de relation d’équité, d’humanité, de prise de responsabilité de ses émotions et actions, de dialogue et négociation. Nous pouvons avoir cette intention de contribuer, comme le dit Rosenberg, à rendre la vie plus belle. C’est le cœur de la pratique de la CNV. Dans l’optique bouddhiste, c’est l’engagement du bodhisattva qui vit pour aider les êtres et les aide à pouvoir reconnaître la souffrance et l’insatisfaction ; trouver les causes de cette insatisfaction et rentrer dans un chemin vertueux vers la libération de leurs insatisfactions et souffrances.
(Se)rendre la vie plus belle, cela veut dire que chacun puisse profondément se reconnaître dans ce qu’il est, dans ses aspirations, et contribuer à rendre la vie plus belle aux autres. L’objectif étant que les besoins de chacun soient reconnus, satisfaits. Il est précieux de voir les différents paradigmes du monde dans lequel nous voulons vivre, celui du qui a tort/qui a raison, celui du pouvoir sur l’autre ou bien le monde du toi et moi où personne n’a ni tort ni raison, où nous découvrons que chacun a ses raisons. Nous sommes dans la négociation, dans l’enrichissement mutuel, nous sommes dans le pouvoir avec l’autre.
Pour illustrer la pratique de la Communication NonViolente, Rosenberg utilise les personnages de la girafe et du chacal. Que représentent ces deux animaux ?
C’est une métaphore. Ils représentent des repères à utiliser en évitant le raccourci de dire que le chacal c’est mal et la girafe c’est bien. Nous avons tous une partie chacal et une partie girafe. Le chacal c’est un peu notre mode d’échange habituel, transmis par notre éducation. Le chacal va jouer à qui a tort, qui a raison, il va mettre des étiquettes, être dans le jugement, il va mettre des exigences, il va réagir tout de suite. C’est un comportement que nous avons tous, moi la première. La pratique est de le reconnaître sans jugement, et si c’est mon choix, de cheminer pour trouver un mode différent pour me relier à moi et à l’autre.
La girafe a été choisie car elle prend de la distance avec son grand cou et possède le cœur le plus grand du règne animal. Elle se relie au vivant, à ce qui est en train de se passer, pour elle, pour l’autre. Rosenberg a utilisé simplement l’image pour aider la compréhension de la Communication NonViolente qui est un langage du cœur.
J’aime bien cette phrase de Frankle : « Entre le stimulus et ma réaction, il y a un espace plus ou moins grand et dans cet espace est mon choix, ma conscience et ma liberté. »
Quand je suis réactive, il n’y a pas d’espace. Il m’est arrivé quelque chose et j’ai été touchée dans mon identité, dans mon intégrité, je me sens jugée – donc pas reconnue pour qui je suis profondément – et je vais réagir en fuyant, en attaquant ou en faisant le mort. Ce sont des réactions spontanées, des stratégies de survie qu’adoptent tous les enfants.
Quand nous grandissons, nous avons de plus en plus la capacité à être au-delà de la réaction première : dans un espace de conscience, de choix, nous pouvons prendre le temps de clarifier, prendre soin et choisir ce qui va être au service de la vie, pour moi et pour l’autre.
Nous sommes tellement individuellement et collectivement dans la réaction spontanée ! C’est cela qui mène à la guerre. La réponse, plus réfléchie, prend du temps à se former mais nous pouvons en sortir
gagnant-gagnant. La CNV est un art de vivre avec soi et avec les autres, c’est un chemin de Paix.
Sites de référence :
- Site AFFCNV : infos et formations par des formateurs certifiés : www.cnvformations.fr/
- Site de l’ACNV France : https://cnvfrance.fr/
Livres :
Marshall Rosenberg, Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) : Introduction à la Communication NonViolente, Éditions La Découverte
Thomas d’Ansembourg : Cessez d’être gentil, soyez vrai ! Les Éditions de l’Homme
[1] Noble Sentier octuple : parole juste, action juste, pensée juste, moyens d’existence justes, etc. (voir Sagesses Bouddhistes Le Magn° 6, p. 14 à 19).
[2] Marshall Rosenberg lors d’un stage à San Francisco (13 épisodes d’une douzaine de minutes) sur YouTube :
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°15 (Automne 2020)
Eliane Régis est formatrice certifiée par le Centre pour la Communication NonViolente® et enseignante bouddhiste dans la tradition du Village des Pruniers.