Congédier le « burn out »
Par Stephane Leluc
Propos recueillis par Philippe Judenne
Vous êtes un pratiquant bouddhiste de longue date. Pourquoi vouloir enseigner la mindfulness (pratique de pleine conscience laïque) en entreprise ?
En tout premier lieu, je suis venu à la méditation et à la pratique bouddhiste parce que j’étais en souffrance professionnelle. Jeune diplômé d’école de commerce, après cinq années d’expérience professionnelle plutôt réussie où j’ai pu encadrer jusqu’à 200 personnes réparties sur plusieurs sites, j’ai vécu ensuite une situation de mésentente profonde avec mon patron qui m’a fait beaucoup souffrir. La méditation et la pratique bouddhiste m’ont permis à l’époque d’avoir la force et l’espace pour transformer complètement cette situation.
Après avoir créé et dirigé mon entreprise pendant plus de quinze ans – et toujours en avançant dans la pratique et l’étude des enseignements bouddhistes, j’ai eu envie de donner une nouvelle orientation à ma vie professionnelle. L’idée de combiner toute mon expérience professionnelle de création d’entreprise, de direction d’équipe, de management avec mon expérience de méditation, qui m’avait beaucoup aidé sur le plan professionnel et personnel, a émergé. Les chiffres sur la souffrance au travail sont en constante augmentation. En 2020, un travailleur sur trois dans l’Union européenne se rend en traînant les pieds à son boulot, malheureux – avec pour raisons principales de cette insatisfaction et cette souffrance : l’hyper-sollicitation, le rythme frénétique, la difficulté de se concentrer, le stress chronique, le fait d’être constamment à courir après le temps. Mon sentiment est que la méditation de pleine conscience peut apporter une aide.
Ce sont ces constats qui sont faits par les directeurs des ressources humaines (DRH) quand ils font appel à vous ? Oui. Ils témoignent que les travailleurs ont une pression et des objectifs implacables, une complexité croissante de l’environnement professionnel, une sollicitation de tous les instants. Les gens sont stressés avec un nombre de « burn out » constant et des « pétages de plomb ». Deux DRH d’un grand groupe français avec qui j’ai travaillé il y a deux ans m’ont confié que, à plusieurs reprises, des cadres en étaient venus aux mains et s’étaient battus physiquement dans les réunions. Ils n’avaient jamais vu ça. Le stress, l’agressivité, le manque d’intelligence émotionnelle et sociale, la très grande difficulté à se concentrer, et la perte de sens et de motivation sont des choses qui les alarment et les amènent à être ouverts à de nouvelles approches.
Il y avait là une évidence puisque la pratique de la méditation est quelque chose qui nous permet de regarder comment fonctionne notre esprit, de le calmer et de le reprendre en main dans certaines situations. Il s’agit de comprendre qu’on peut travailler avec notre esprit et que nous ne sommes pas obligés de subir.
Les programmes d’accompagnement sont-ils faits pendant le temps de travail ? Comment s’impliquent les travailleurs ? Oui. Dans la majorité des cas, les programmes sont basés sur le volontariat, les personnes peuvent alors choisir de venir ou bien de faire autre chose. Pour un cas sur 10, le programme est introduit par un manager qui a déjà goûté et apprécié la méditation de pleine conscience et qui, apprenant l’existence d’un programme dans l’entreprise, a envie de la proposer à ses collaborateurs et les encourage à suivre le programme, en laissant l’implication ouverte. Pour les 90 % restants, c’est un pilotage de la DRH qui reconnaît la « surcharge » et propose aux employés d’explorer une piste, un moyen d’établir un nouveau rapport au travail. Dans 95 % des cas, le suivi du programme n’est pas vécu comme une contrainte.
Comment définirais-tu le stress et la charge mentale avec un langage bouddhiste ? Au départ du stress, il y a toujours la question de la saisie. Est-ce que l’on va saisir, s’agripper ou faire une pause consciente ? Qu’est-ce qui amène le stress ? C’est une menace, un danger. Les neurosciences diront que le stress est notre réactivité, ce qui peut être tout à fait positif pour faire face à une urgence dans beaucoup de cas de figure. En revanche, le stress devient négatif quand il s’accumule et que la personne n’arrive pas à lâcher prise, qu’elle ne peut pas faire de pause consciente et qu’elle n’est plus connectée à la réalité. La réalité – et c’est ce que dit le bouddhisme, consiste à être connecté avec le monde tel qu’il est et non pas à être connecté avec le monde tel qu’on voudrait qu’il soit. Le stress naît de ce décalage. Par exemple, il naît du désir de faire rentrer 25 tâches dans cet après-midi qui ne peut en accueillir que 15. Le stress vient de cette déconnection avec les priorités : celles que l’on peut accomplir dans la journée et celles que l’on ne peut pas accomplir. En général on pense qu’on est stressé par le manque de temps. Alors qu’en fait, c’est le stress qui nous fait cultiver l’idée qu’on n’a pas le temps. Quand on prend le temps d’une pause consciente pour se reconnecter à la réalité du monde tel qu’il est, on est capable de voir, « voilà ce dont je suis capable cet après-midi en faisant de son mieux ». On est capable de voir calmement qu’il est impossible matériellement de finaliser deux dossiers ; et au risque de mécontenter les impatients, il est important de reposer les choses telles qu’elles sont et de lâcher prise d’avec la réalité des choses telles qu’on voudrait qu’elles soient. Aujourd’hui, un des problèmes majeurs de l’entreprise est qu’on y vit de manière complètement virtuelle. Les entreprises sont déconnectées de la réalité et imposent des cadences et des process qui ne correspondent pas à la réalité des gens.
Les gens fonctionnent-ils avec l’illusion de pouvoir être sur-performants au travail ?Bien sûr. Je suis sidéré de la façon dont les gens se sont auto-convaincus qu’ils devaient être dans un état de disponibilité permanente. Interrompre une discussion, un entretien ou s’absenter d’une réunion pour regarder une notification, répondre à un coup de fil sont monnaie courante. Les gens ont un ou deux téléphones portables, un ordinateur, le téléphone fixe, où sont multipliés les canaux : appels, e-mails, messagerie interne avec des notifications en pop-up qu’ils consultent et auxquelles ils répondent sans arrêt. Celui qui annonce dans nos formations qu’il coupe son téléphone pour revendiquer son droit à ne pas être dérangé et à pouvoir se concentrer est vu par les ¾ des autres comme un extra-terrestre. Les gens sont persuadés qu’ils doivent être tout le temps ouverts aux interruptions et aux exigences des autres et qu’il n’y a pas de limites.
Et la capacité à être multitâche ? C’est une autre illusion majeure. C’est une des plus grosses prises de conscience que l’on mène dans nos formations. Le réflexe naturel est celui du joueur de tennis qui renvoie tout de suite la balle mais ici, ce sont plusieurs joueurs en face qui lui envoient des balles et de toutes sortes. Les gens sont toujours dans ce « il faut renvoyer la balle ». L’idée de départ n’est pas idiote puisqu’il s’agit de ne pas laisser s’accumuler les sollicitations et d’y répondre au fil de l’eau pour s’en débarrasser dès qu’elles arrivent. Mais attention danger ! Dans une grande entreprise le travailleur reçoit environ une centaine d’e-mails par jour[1]. 70 % de ces e-mails sont lus dans les 6 secondes. Cela veut dire que 70 fois par jour, on s’interrompt pour regarder les mails et y répondre. Les scientifiques spécialistes de l’attention estiment que l’on met une minute pour se reconcentrer sur notre sujet précédent. Cela fait 70 minutes de perdues dans une journée !Je commence toujours par des exercices pour montrer que le multitâche est une illusion : « Avez-vous déjà essayé de lire deux livres ou d’écouter deux conversations simultanément ? » Le multitâche n’existe pas. Notre cerveau est incapable de faire deux tâches cognitives en même temps. Vous pouvez faire une tâche automatisée comme conduire une voiture sur l’autoroute et mener une conversation tout en même temps. Mais si la conduite requiert une attention supplémentaire (chaussée glissante, dépassement délicat, se garer en faisant un créneau), on arrête de parler. Le seul multitâche possible inclut forcément une tâche cognitive automatisée comme la marche, le vélo, la conduite facile mais on ne peut pas faire deux tâches cognitives en même temps. Et quand on passe d’une tâche à l’autre en faisant des allers-retours, on perd du temps à retrouver sa concentration. Le multitâche c’est travailler moins vite, moins bien, contrairement à l’intention première. Ce qui a pour effet d’augmenter le stress et la frustration. Le multitâche est un truc de fou et quand les gens s’en aperçoivent, ça change leur vie.
La formation comprend 10 sessions d’environ 2 h 30 qui s’étalent sur une période de dix à quinze semaines. Elle se déroulent dans les locaux de l’entreprise. Pouvez-vous nous décrire quelques outils ?J’en apporte trois essentiels : La pratique de la méditation du calme mental (samatha) où j’explique la vision de la méditation calmer l’esprit sur ici et maintenant. Lorsque l’esprit est stable, on peut vraiment être là et retourner notre esprit vers l’intérieur, on peut se connecter à nos états physiques et mentaux, on peut comprendre nos besoins profonds : voir quelles sont les causes et les conditions qui nous amènent à être bien physiquement, bien émotionnellement, plutôt vif et en état de prendre des bonnes décisions ou au contraire quelles sont les causes, les environnements, les conditions qui font que l’on est en souffrance en se sentant opprimé, pas bien, la tête pleine de charges mentales inutiles, etc.
Le scan corporel[2] est un autre outil très utile car la méditation n’est pas toujours facile à aborder. Pendant les sessions de méditation – qui ont une durée de dix minutes, certains auront des difficultés à se poser vraiment sur le souffle et à goûter ce qu’est un esprit qui se détend et se stabilise dans l’instant présent. Le scan corporel est une pratique excellente qui permet de toucher la détente et la synchronisation corps-esprit. Certains vont l’utiliser le soir pour s’endormir.
Le troisième outil est une pratique de bienveillance où on va adresser des souhaits de bonheur et de bien-être à des cercles de plus en plus larges, en commençant par nos proches bien aimés, puis les gens sans coloration affective particulière, jusqu’aux personnes avec qui nous avons des différends et des ressentis d’aversion. Le fil rouge des formations est les neurosciences. Je parle beaucoup de neuroplasticité et j’explique que les découvertes récentes dans ce domaine sont la traduction de ce que les premiers pratiquants des enseignements du Bouddha avaient découvert il y a plus de 2 500 ans, à savoir qu’on pouvait transformer notre esprit (rires). Être plutôt en bienveillance et en empathie avec les gens qui constituent notre équipe, nos collègues, nos patrons, nos clients, nos fournisseurs est une chose qui se travaille. Même si quelqu’un nous a fait une crasse, même si quelqu’un n’est pas franc du collier, on peut malgré tout garder une posture bienveillante.
Je déconstruis beaucoup d’idées reçues pendant la première journée de formation que j’appelle « journée de ralentissement ». Les gens sont persuadés que la méditation consiste à faire le vide, ne penser à rien, être zen, détendu et au bout de trois sessions de 10 minutes ils déclarent avoir toujours autant de pensées et de tensions. (rires)
Pourquoi les sessions sont plus fructueuses quand les hiérarchies sont mélangées ? Ce mélange permet de montrer au « boss » qu’il y a beaucoup d’intelligence et de sagesse dans leurs équipes quand des échanges authentiques prennent place et que transparaît leur richesse humaine, leurs potentiels, leurs difficultés.
Les collaborateurs, en l’absence de leur patron, ont tendance à reporter la responsabilité sur lui alors qu’en sa présence, les problèmes seront posés sur la table et les questions seront posées. C’est beaucoup plus riche et cela permet à tous de voir que nous avons les mêmes problèmes par rapport au stress, à l’hyper-sollicitation, les mêmes problèmes d’intelligence émotionnelle. Il y a des patrons qui sont assez capables d’être à l’aise et authentiques sur la réalité de ce qu’ils vivent. Partager, cela crée du lien.
Comment définiriez-vous l’intelligence émotionnelle en quelques mots ?Pour moi c’est essentiellement la capacité de reconnaître nos émotions, d’éventuellement réguler les émotions douloureuses, inconfortables qui nous font souffrir et enfin de décoder les messages. Intelligence : ce que les scientifiques et les enseignements bouddhiques disent, c’est qu’il n’y a rien à rejeter en nous. Il y a une intention positive, il y a une sagesse et si nous essayons de détourner la tête en enfouissant l’émotion au plus profond et en la cadenassant, ou bien, si nous la laissons exploser, nous ignorons la réalité du monde tel qu’il est, de l’instant présent. L’intelligence émotionnelle c’est reconnaître l’émotion, savoir l’accueillir, savoir la réguler quand elle est trop forte et décoder son message — et voir ce qu’elle a à nous dire. Ce n’est pas tant l’émotion qui est un problème, c’est la réponse que l’on y apporte. La réaction est automatique, la réponse est consciente et tient beaucoup plus compte de la totalité de la situation.
Que diriez-vous à ceux qui pensent que vous instrumentalisez des pratiques bouddhistes dans des entreprises axées sur le profit ?
Je ne suis pas là pour faire de l’argent, je suis là pour gagner ma vie convenablement et je garde la même rémunération depuis vingt ans en ayant créé depuis longtemps ma première société. Il n’y a aucun but capitaliste dans la structure qui a été créée.
Deuxièmement, la générosité est une des qualités transcendantales de l’esprit associée à mon vœu de bodhisattva[3]. Cette générosité est de trois types : celle qui consiste à faire des dons matériels, celle qui motive des dons bénéficiant aux gens pour qu’ils soient mieux dans leur vie et celle qui consiste à apporter l’enseignement du Bouddha aux gens. Je crois qu’il y a beaucoup de souffrance en entreprise et cette approche que je propose de la méditation va permettre, pour beaucoup, de comprendre l’origine de la souffrance et de se poser des questions — des questions sur le monde tel qu’il est aujourd’hui, sur la frénésie et le sens de tout ça. Nous avons beaucoup de discussions dans les sessions et ce dont je m’aperçois, c’est que les gens sont désorientés et qu’ils veulent retrouver un sens à ce qu’ils font. Je leur permets dans un premier temps de se sentir mieux dans leur peau – alors oui, c’est peut-être un morceau de sparadrap sur le capitalisme et la société folle actuelle, c’est peut-être un dévoiement de la méditation bouddhiste. J’accepte la critique. Mais j’ai surtout le sentiment d’aider des gens en souffrance et de leur apporter véritablement plus de bien-être, de confiance et de satisfaction dans leur vie professionnelle et, surtout aussi pour quelques-uns, d’ouvrir une porte de contemplation sur la question du sens de la vie. Est-ce qu’il est important de courir tout le temps, de ne pas voir nos enfants et de ne pas jouer le soir avec eux, de continuer à penser au boulot quand on est en vacances ou de réfléchir au sens de notre vie et de nous comprendre nous-même ?
[1] Cité dans Guide pratique de méditation : Déployez vos talents, « Concentration, émotions, agilité, intelligence collective…les clés de la pleine conscience au travail », Stéphane Leluc et Céline Lévita, Éditions Eyrolles (à paraître en février 2021)
[2] Scan ou balayage corporel : pratique généralement effectuée sur le dos et qui consiste à centrer l’attention sur le corps au travers d’un parcours progressif, depuis le bout des pieds jusqu’au sommet du crâne.
[3] Le terme bodhisattva, du sanskrit bodhi (« éveil ») et sattva (« être »), désigne celui qui marche sur la voie de l’Éveil parfait, qui a fait le vœu de libérer tous les êtres sensibles du cycle interminable de la naissance et de la mort.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°16 (Hiver 2020)
Stéphane Leluc pratique la méditation depuis plus de vingt-cinq ans. Il est pratiquant et enseignant bouddhiste dans la tradition Shambala transmise par le maître tibétain Chögyam Trungpa et est relié au centre parisien de cette tradition. Il a créé la société Awaris-France et accompagne les travailleurs en entreprise depuis quelques années.