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L’ego et l’estime de soi

  • Photo du rédacteur: Sagesses Bouddhistes
    Sagesses Bouddhistes
  • 30 juin 2022
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 18 mars

Par Christophe André

Présentation : Aurélie Godefroy


Aurélie Godefroy : Estime de soi en psychologie et ego dans le bouddhisme : peut-on limiter l’un sans abîmer l’autre ? Car consolider, renforcer ou développer son estime de soi n’est pas toujours évident : cela peut même générer un certain nombre de souffrances. Alors comment définir plus précisément cette notion d’estime de soi ? À partir de quand peut-elle devenir un obstacle ? Comment mieux la gérer à travers l’approche bouddhiste et la méditation ? Christophe André a répondu à nos questions à ce sujet.



Peut-on définir ce qu’est cette notion d’estime de soi en psychologie ?

Christophe André : Ce qu’on appelle « estime de soi » en psychologie, c’est la manière dont je me vois, dont je me juge, et la manière dont je me traite : au fond, c’est le rapport à soi et également la manière dont nous nous comportons lorsque nous sommes confrontés au succès ou à l’échec. La manière dont on se juge, en étant plutôt bienveillant avec soi, ou plutôt trop dur, trop agressif avec soi-même, est l’ensemble de ces traits psychologiques qui composent l’estime de soi.



Peut-on comparer cela à la notion d’ego que l’on retrouve dans le bouddhisme ?

Oui, il y a beaucoup de points communs évidemment, sinon que dans le bouddhisme, en tous cas dans la bouche des bouddhistes, l’ego est souvent un terme un peu critique, péjoratif. Il est rare que l’on chante les louanges de l’ego ! En général, quand on en parle, c’est pour mettre en garde contre ses méfaits. Mais, d’une certaine façon, l’ego peut être une face sombre de l’estime de soi ; c’est toute cette dimension du rapport à nous-même qui est basée sur la peur — peur par rapport à notre image, à nos possessions, à la capacité d’exister face aux autres. Je pense que c’est ce côté sombre qu’on évoque lorsqu’on parle de l’ego dans le bouddhisme.



« L’estime de soi est le plus grand mobile des âmes fières » Jean-Jacques Rousseau


Cette notion d’estime de soi a-t-elle toujours existé à travers les âges selon vous ?

Oui, c’est très intéressant : on s’aperçoit que dans l’histoire, l’estime de soi est une préoccupation humaine éternelle. Dans l’Antiquité européenne, par exemple, les Grecs et les Romains se méfiaient énormément de l’orgueil, des excès de l’estime de soi. Quand un empereur ou un général romain avait battu ses ennemis, il avait le droit de triompher, c’est-à-dire de défiler dans Rome avec ses armées. Mais derrière lui un esclave lui murmurait : Memento mori (« souviens-toi que tu es mortel ») pour rabaisser un peu l’estime de soi du vainqueur. De tout temps, donc, on a considéré qu’il ne fallait pas avoir trop d’estime de soi, ne pas avoir trop d’ego — si on revient à ce concept bouddhiste. Mais le grand changement se produit vers le xve-xvie siècle, au moment de la Renaissance, quand la notion d’individu, d’individualisme, d’importance donnée à la personne commence à émerger. Là, on voit des auteurs européens, français qui écrivent des choses sur l’estime de soi, comme Descartes qui dit : « Ainsi nous pouvons nous estimer ou nous mépriser. » Jean-Jacques Rousseau écrit également à ce propos : « L’estime de soi est le plus grand mobile des âmes fières », qui valorise donc le fait qu’il faut s’aimer. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’à partir de cette bascule entre le moment où l’on trouvait qu’il fallait vraiment faire attention à ne pas trop avoir d’estime de soi, et celui où on a commencé à dire qu’il fallait au contraire en avoir, on a presque l’impression d’être aujourd’hui dans un trop-plein d’individualisme, plein de célébration de l’ego.



À quel moment ce basculement s’est-il opéré plus précisément ?

Concrètement, en tout cas dans le domaine de la psychologie, on voit apparaître les premiers travaux sur l’estime de soi dans les années 1960-1970. Depuis, effectivement, il y a énormément de recherches, de thérapies aussi qui se donnent pour objectif d’améliorer l’estime de soi. Certains usages hors de la thérapie, comme en éducation par exemple, considèrent que c’est important que les enfants aient une bonne estime d’eux-mêmes pour faire des apprentissages scolaires de bonne qualité. Mais comme je vous le disais, ce mouvement de libération, de valorisation de l’estime de soi, nous met la puce à l’oreille dans le même temps : on voit que ça peut quand même poser des problèmes d’extrême attachement à soi.



Ce basculement est-il lié à des changements sociétaux dans les années 1960 ? Que s’est-il passé ?

Une des hypothèses pour expliquer pourquoi c’est devenu si important — cela a toujours existé mais ça semble beaucoup plus important aujourd’hui — c’est que nos sociétés, comme vous le dites, ont changé : on avait des sociétés très stables, où finalement chacun restait à sa place. Si j’étais fils de paysans, je savais que je deviendrais paysan, je n’avais pas à montrer que j’étais quelqu’un de très bien, à bomber les pectoraux, à mettre mon estime de moi-même en avant pour séduire une fille puisque c’est mes parents qui choisissaient ma future compagne... Je n’avais pas à me faire de nouveaux amis puisque je restais toute ma vie dans le même village, le même quartier... Ces questions d’estime de soi étaient donc moins importantes. On avait moins besoin d’avoir foi en soi, d’être accroché à son image pour se faire une place : notre place était toute faite. L’inconvénient c’est qu’elle n’était pas forcément fantastique, mais en tous cas elle était faite.

Aujourd’hui nos sociétés sont beaucoup plus mobiles, il faut donc convaincre : convaincre des employeurs, des partenaires sentimentaux, des voisins, des amis… qu’on est quelqu’un de bien. On en a vraiment plus besoin qu’autrefois.



Il y a effectivement des faces un peu sombres de l’estime de soi, qui peuvent générer un certain nombre de souffrances. Et je crois qu’il y a deux pathologies en particulier, pouvez-vous nous en parler ?

Ces pathologies de l’estime de soi sont liées — et c’est là que l’on rejoint la vision de la philosophie bouddhiste — à un excès d’accrochage à l’ego. Chaque fois que je suis trop inquiet, trop préoccupé par mon image, par mes performances, ça va à un moment donné me faire souffrir. Et paradoxalement, ça peut partir dans deux directions opposées. On peut avoir des accrochages excessifs à son image chez des gens à qui tout réussit : les narcissiques, les gens qui s’aiment beaucoup, qui ont une image très élevée d’eux, et qui ne s’en sortent pas si mal… Parce qu’avoir un gros ego dans nos sociétés ça peut rendre service — écrabouiller un peu les autres, par exemple — mais ce sont pour autant des gens qui souffrent quand même, parce qu’ils ne supportent pas l’échec, la critique, les remises en question. Tout cela les rend très agressifs ou très dépressifs. C’est une première forme de souffrance : l’excès d’attachement à l’ego et la peur de perdre les conquêtes ou les succès, les avantages que l’on a ou que l’on croit avoir.

L’autre direction possible, c’est l’accrochage inquiet des personnes qui ne se trouvent pas assez bien, qui sont insatisfaites, qui en voudraient toujours davantage, qui ont peur qu’on ne les aime pas, qui ont peur de ne pas faire leur place. Là, ce ne sont plus des pathologies narcissiques ; on pourrait appeler cela des pathologies névrotiques, le doute sur l’estime de soi. Et ça aussi, évidemment, ça fait beaucoup souffrir. Mais dans les deux cas, l’erreur que l’on commet, c’est que l’on est trop accroché à son image : on a peur de perdre ce qu’on a ou peur de ne jamais avoir ce qu’on désire. Et dans les deux cas, évidemment, on ne va pas forcément très bien : problèmes d’anxiété, de dépression, d’auto-agressivité parfois.



« L’introduction de la pleine conscience, des techniques de méditation de pleine conscience inspirées du bouddhisme a été une petite révolution en psychothérapie. »


Comment peut-on tenter de soigner ces pathologies en psychologie, et notamment peut-être grâce à la pleine conscience ?

Pendant longtemps, en psychologie, on était parti sur une piste limitée, c’est-à-dire qu’on essayait de revaloriser les personnes qui doutaient d’elles-mêmes, de leur dire mais non, vous êtes quelqu’un de bien, de leur demander de lister leurs qualités, de les rassurer par rapport à leur valeur… Ce qui a des résultats incontestables mais qui vont être limités, parce que l’on reste dans le même système. Autrement dit, je ne peux exister que si j’ai un gros, un bon ego. Évidemment ça fonctionne partiellement mais c’est quand même problématique, parce qu’à un moment donné je vais trouver mes limites, je vais être en échec, et ça peut donc me faire souffrir perpétuellement ; les peurs reviennent de manière perpétuelle.

C’est important de cesser de se dire qu’on est nul, qu’on ne vaut rien. Mais aujourd’hui, on s’est aperçu qu’il était peut-être important d’ajouter à ces techniques de revalorisation d’autres techniques qu’on utilise de plus en plus en psychothérapie, appelées techniques d’acceptation de soi : aider les personnes à se dégager de l’obsession de l’image, de l’ego, de la performance. Une bonne estime de soi c’est un regard sur moi-même où je suis capable de tolérer mes défauts et mes limites ; je ne veux pas être forcément dans la perfection pour me donner droit d’exister. Il y a donc toutes ces techniques d’acceptation et il y a ce dont vous parlez également, c’est la pleine conscience.

L’introduction de la pleine conscience, des techniques de méditation de pleine conscience inspirées du bouddhisme, du vipassana, a été une petite révolution en psychothérapie. Pour la première fois, on a proposé aux personnes qui recevaient ces enseignements de prendre de la distance avec l’ego, de lâcher un peu leur peur de ne pas être à la hauteur... et au fond, de faire des expériences très bouddhistes : l’impermanence, la vacuité, l’interdépendance. Ce que montrent les études chez les personnes qui pratiquent ces techniques de pleine conscience, c’est effectivement que ça modifie leur rapport à leur image. Elles ont un peu moins d’inquiétudes, un peu plus de capacité à accepter ce qu’elles sont en réalité, et de ne pas toujours vouloir davantage, ou mieux.



Vous dites aussi qu’on se sent bien avec soi-même quand une sorte de « silence » s’installe... Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Cette formule est importante : une bonne estime de soi, c’est une estime de soi silencieuse. L’exemple que nous donnons souvent aux patients est le suivant : vous arrivez dans une soirée où il y a des tas de gens que vous ne connaissez pas... quelles pensées vont surgir dans votre esprit ? S’agit-il de pensées centrées sur vous ? Est-ce que vous allez vous dire : est-ce que je vais paraître assez intéressant, est-ce qu’on va s’intéresser à moi, est-ce que je vais dire des choses intelligentes, est-ce que je vais faire bonne impression... On est tout remplis de nous-mêmes, par peur de ne pas y arriver, et du coup on est accroché à notre ego comme des fous. Ou bien, si l’estime de soi va mieux, au lieu de se poser des questions sur soi, est-ce qu’on va se poser des questions sur les autres ? De quoi je vais bien pouvoir parler d’intéressant, qui y a-t-il comme personnes sympas à rencontrer, comment se passent les choses dans cet endroit... on est tournés sur le monde. Cette notion de silence de l’estime de soi est un marqueur de bon fonctionnement. Si on le traduit en langage bouddhiste, c’est relâcher l’attachement à l’ego, le détachement par rapport à l’ego.



La liberté serait donc une forme de détachement ?

Oui, très clairement. Le détachement de l’estime de soi, ce n’est pas le rejet ou la dévalorisation : c’est une juste distance. J’aime beaucoup cette phrase de Paul Valéry : « L’esprit vole de sottise en sottise, comme l’oiseau vole de branche en branche, il ne peut pas faire autrement. » Et ces questions d’estime de soi, c’est un peu la même chose : nous autres Occidentaux sommes obligés d’avoir un minimum d’estime pour nous-mêmes, parce que tout le système dans lequel on vit est basé sur cela. Il faut bien quand même avoir un minimum de présentation de soi, faire des efforts pour ne pas être rejetés ; mais il ne faut pas s’y accrocher trop fort. C’est ce qu’on appelle des illusions constructives : on sait bien que l’ego est quelque chose de très mouvant, de très impermanent ; mais pour autant, on en a quand même besoin dans certaines circonstances.



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°22 (Été 2022)

 



Christophe André est médecin psychiatre et a introduit l’usage de la méditation dans les pratiques de soins hospitaliers en France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages.

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