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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

L’ÉFFONDREMENT DES CERTITUDES ?



En chinois, les deux idéogrammes associés pour le mot « crise » sont « danger » et « opportunité ». Des traductions un peu rapides ont interprété la crise comme une occasion pour un individu ou une collectivité de l’utiliser afin d’évoluer et de se transformer. Si cette interprétation sémantique est intéressante et positive, nous la devons sans doute à des managers obligés de remobiliser leurs troupes ou à un politique en manque d’arguments et de moyens… Car dans le meilleur des cas, la dimension opportuniste d’une crise profitera à un petit nombre d’individus aux dépens de l’ensemble, qui en pâtira.


Une traduction plus profonde et plus utile pour les temps présents serait « éveil au danger » ou « prendre conscience du danger » ou encore « opportunité de voir un danger ».

Le sens primitif de « danger » ne se réfère pas à un péril ou une menace mais à toute forme de domination ou de puissance auxquelles nous pourrions être exposés dans une situation donnée. Par exemple, une circonstance précise où notre sécurité et notre existence pourraient être compromises, par une force ou un pouvoir, une domination que nous ne contrôlons pas et qui donc nous met « en danger ».



L’idéogramme JI en chinois, KI en japonais, qui est associé à « danger » signifie « moment pivot », moment décisif, opportun, où tout peut basculer d’un côté ou de l’autre : « moment dynamique » qu’on le veuille ou non. La proximité de JI avec le Kairos grec est ici évidente et montre que quelle que soit la culture, l’être humain a pris conscience il y a déjà très longtemps de ce « temps hors du temps », de ce moment propice qui ne se représentera jamais de la même façon.

Cette précieuse opportunité révèle aussi la faculté innée et instinctive d’un être vivant à être mis en éveil par des signaux, des alertes ou des symptômes.

Ces deux idéogrammes associés pour nommer la « crise » peuvent dès lors être interprétés comme « terrain favorable, contexte, conditions opportunes permettant d’avoir conscience du danger ».

 

La nature de ce danger…

En tant que pratiquants de la voie du Bouddha, nous savons très vite quel est le danger omniprésent auquel nous sommes tous confrontés. Cela tient en deux évidences prêchées par le Bouddha qui constituent le cœur de son enseignement : la nature impermanente et interdépendante de tout être et de toute chose. Nous allons voir de quelle manière ces deux réalités sont des « dangers », au sens premier du mot.

Anitya, Mujo, l’impermanence est cette réalité présente sous nos yeux à chaque instant : tout a la nature du changement, de la transformation, de l’évolution, tout apparaît et finit par disparaître. La raison en est simplement qu’un être ou une chose n’apparaissant qu’à partir de causes et de conditions, il ou elle disparaîtra si ces conditions ne sont plus réunies. Prendre conscience du caractère transitoire et conditionné de toute chose et de tout être est le premier pas dans l’éveil bouddhiste. Mais le voir autour de soi ne suffit pas. Cette impermanence concerne aussi toute notre activité intérieure : tous les objets mentaux, émotionnels, corporels et sensoriels. Que ce soit une pensée, une émotion de joie ou de colère, un rêve ou un raisonnement, un nuage ou une montagne, les galaxies ou un grain de poussière, un être humain ou une fleur, l’ego, l’ « âme », le soi, l’esprit… Rien n’échappe à ce constat : lorsque les conditions de l’apparition sont réunies, « cela » apparaît, lorsque ces conditions changent, « cela » change et si les conditions disparaissent « cela » disparaît. Ne pas être conscient de ce principe est l’une des causes principales de ce qu’on appelle l’ignorance et du cortège sans fin des confusions et des malaises qu’elle engendre.

Lorsque nous oublions la nature éphémère et instable du soi, des êtres et des choses, c’est cette réalité qui se rappelle à nous d’une façon brutale et généralement ressentie comme violente et traumatisante.


Pratîtyasamutpāda, Innen : l’interdépendance. L’ensemble de toutes les interactions et interpénétrations spatiales et temporelles, conditionnant l’apparition d’un phénomène. C’est le principe de « coproduction conditionnée » qu’a enseigné le Bouddha, sur lequel repose la réalité du « non-soi », de l’inexistence d’un ego, d’un principe ou d’une âme, stable, indépendant, autonome et propriétaire d’un corps ou d’objets. Le mot « interdépendance » n’est pas une traduction satisfaisante car elle laisse subsister l’idée que des phénomènes indépendants et autonomes interagissent entre eux. Cependant, cette traduction convient bien à notre culture européenne. Elle exprime notre façon dualiste de voir le monde et de nous situer nous-mêmes dans le monde. Ce mot est de plus en plus employé aujourd’hui et il faudrait être aveugle pour ne pas voir ces myriades d’interconnexions à l’œuvre au quotidien.

 

« L’univers à chaque instant est une fleur de kaléidoscope d’activités et de formes incessantes. »

 

Mais la réalité qu’évoque le Bouddha est infiniment plus complexe et profonde qu’une simple interconnexion, une causalité de nature scientifique ou encore un déterminisme, intentionnel ou non. Il s’agit du cœur du « réacteur nucléaire » de la réalité, le lieu où les phénomènes se font et se défont, le lieu de notre propre naissance et de notre mort.


C’est semblable à une étoffe dont le tissage est tellement fin qu’on n’y distingue plus la chaîne de la trame, ni les pleins et les vides. Rien, pas même un atome ou une particule ne peut en être extrait, tout ne peut y exister qu’ensemble, en totalité. C’est la co-production conditionnée : tout est co-produit à partir de causes et de conditions. L’univers dans sa totalité est co-produit dans l’instant et ces causes et conditions sont les éléments de la co-production qui s’ensuit. L’univers à chaque instant est une fleur de kaléidoscope d’activités et de formes incessantes. C’est la nature même de ce qui est appelé la vacuité et sa relation complexe et subtile avec le monde phénoménal.

Un des grands moines chinois du viie siècle, maître Fazang, dut expliquer à l’impératrice Wu la doctrine de l’interpénétration de toutes les choses entre elles et la nature de cette vacuité. Il utilisa tous les sutras dont il disposait mais, malgré l’habileté de son discours, l’impératrice ne comprenait pas. Il eut alors l’idée de disposer huit miroirs face à face dans les huit directions opposées : nord/sud, est/ouest, nord-est/sud-ouest et nord-ouest/sud-est, un au-dessus et un en dessous ; il plaça au milieu une statue du Bouddha éclairée par une bougie et fit voir l’ensemble à l’impératrice, qui en un instant réalisa la nature de cette interdépendance. Eurêka ! Il n’y a pas d’un côté la vacuité et de l’autre les phénomènes qui s’y reflètent, il n’y a pas un grand ciel bleu et des nuages qui passent, il n’y a pas cette relation dualiste entre le visible et l’invisible, entre le vide et les phénomènes. La vacuité n’est pas un écran géant sur lequel est projeté le film des phénomènes.


Le Bouddha central se reflétait dans tous les miroirs et chaque Bouddha éclairé était à la fois l’image et le reflet de tous les autres. Chacun n’existait que dans cette interpénétration mutuelle et vertigineuse. Cela en soit est cette vacuité, à la fois indiscernable et insaisissable intellectuellement, ou toute notre relation au monde et à nous-même vacille et bascule. C’est ce moment critique, ce moment pivot, ce JI ou ce Kairos évoqué précédemment.



Et voilà la nature de ce « danger ».

En revenant à ce qui a été dit, l’impermanence et la co-production conditionnée sont, en soi, des « dangers » qui correspondent très bien à cette définition : des réalités, des puissances qui, par nature, dirigent et contrôlent notre existence, qu’on le veuille ou non, qu’on l’accepte ou non.

La tentation est grande pour l’être humain de croire qu’il pourra à son tour être le dominant et avoir le contrôle sur ce qu’il ressent comme douloureux et profondément insécurisant. Rêve vaniteux ou réaction d’orgueil ?

Mais ce n’est pas là le principal « danger » !  Là où nous nous mettons vraiment en grave danger, c’est lorsque nous les ignorons ou que nous les oublions et que par insouciance, nous préférons « regarder ailleurs », faire comme si de rien n’était…

Alors, maintenant, revenons-en aux crises…

À l’origine, le sens du mot grec krisis avait plusieurs significations évoquant toutes l’action urgente de distinguer, de choisir, de séparer et donc de décider. D’où le sens médical premier de « moment décisif d’une maladie ». Dans le langage courant c’est le moment critique et périlleux où nous devons faire un choix.

Cette décision aura inévitablement des conséquences et la crise deviendra source de transformations irréversibles, de changements et donc d’enseignements… ou d’aveuglements.

 

À chaque système correspond sa crise !

Crise climatique, crise sanitaire, crise économique, crise politique, crise sociale, crise personnelle, crise de couple, crise alimentaire, crise migratoire, crise de la dette, crise cardiaque, crise spirituelle, crise de sens, crise d’adolescence, crise de la cinquantaine, crise énergétique, crise bancaire, crise systémique, crise de nerfs, crise boursière, crise épileptique, crise globale, crise de foie, crise de crises… Au secours ! La liste à la Prévert est interminable et sans doute vaut-il mieux en faire une bonne crise… de rire.

Que ce soit dans notre vision du corps, divisé en « systèmes », respiratoire, sanguin, nerveux, digestif, musculaire, osseux, cérébral… ; dans notre perception du monde et même dans notre relation avec l’« environnement », nous avons au fil des siècles systématisé la réalité, pensant ainsi la simplifier de façon à mieux la comprendre et la maîtriser. Nous voudrions voir le réel comme un empilement de systèmes qui fonctionnent de façon séparée et autonome, comme des réseaux stratifiés qui cohabitent tout en étant connectés. Cette façon systémique de voir le corps correspond à une médecine conventionnelle qui soigne la brûlure d’estomac dans l’estomac, le mal de tête dans la tête, la constipation dans l’intestin et les problèmes cardiaques dans le cœur. Les relations de cause à effet directes et indirectes entre la santé et l’alimentation, les conditions de vie, d’hygiène et le sens même de notre existence sont aujourd’hui identifiées comme principales sources des maladies de ce début du xxie siècle.

« L’amour n’est rien d’autre que cette compréhension intuitive et irrationnelle du fonctionnement de l’univers. » Maître Deshimaru

 

Les limites des systèmes…

Nous nous sommes installés depuis quelques décennies dans un monde matérialiste, visible et mesurable, le « monde pensable ». Tout doit pouvoir se mesurer, s’évaluer, se chiffrer, se modéliser et donc potentiellement se projeter à travers des probabilisassions de plus en plus complexes.


Ainsi, même les courants de pensée qui étudient dans une approche scientifique les possibilités prochaines d’un effondrement de la civilisation thermo-industrielle se placent également dans cette logique transdisciplinaire. Y sont associés l’économie, la sociologie, la biophysique, l’agronomie, la politique, la géopolitique, l’histoire, la biologie, l’anthropologie, la sociologie, la démographie, le droit, la santé, etc. À chaque système ses spécialistes et ses experts, à chaque expert son expertise, les contre-expertises, les analyses et les projections probables… Et pendant ce temps-là ? Le temps passe… Les seuls « experts » qui ne sont pas ou peu consultés sont les explorateurs de l’invisible, les chercheurs spirituels et les penseurs du non-pensable, jugés sans doute peu fiables et peu crédibles…


Il serait vain et absurde d’opposer sciences et spiritualités, ce débat est derrière nous. Nous savons aujourd’hui les bienfaits des progrès qu’une approche scientifique a pu apporter à l’humanité. Mais nous connaissons aussi les dégâts causés par le « progrès à tout prix » et les emballements induits.

Pour actualiser la devise inspirée de Rabelais : « Science sans prise de conscience n’est que ruine du vivant. »

 


Et l’Amour dans tout ça ?

Mais comment prendre en compte ce que nous ne pouvons pas mesurer ou saisir ? La générosité et l’amour, le partage et l’entraide ? Omniprésents et constitutifs de la Vie, énergies inépuisables et structurantes… mais immesurables.

Maître Deshimaru disait, dans son langage simple : « L’amour n’est rien d’autre que cette compréhension intuitive et irrationnelle du fonctionnement de l’univers. »

Comment intégrer ces réalités essentielles, ces puissances « incommensurables » dans les projections statistiques, la science des données et les algorithmes complexes qui nous disent de quoi demain sera « probablement » fait ? Un professeur de statistiques à l’université de Strasbourg me répondait récemment : « OK, tu mesures et j’intègre… »

Le Bouddha enseignait que ces « incommensurables » ou ces « illimités » sont au nombre de quatre : Metta, Karuna, Mudita et Upekkha qu’on traduit le plus souvent par : bienveillance, compassion, joie altruiste et équanimité. Ces énergies sont aussi présentes dans ce qu’on appelle « le vivant » que la terre avec les racines d’un arbre : pas de terre, pas de racines, pas de racines, pas d’arbre. Comment peut-on définir le « vivant » sans y inclure la terre, le « monde minéral » et tous les êtres et objets inanimés, quelle que soit leur nature ? Ce qu’on appelle la vie ou le vivant est un tout, une unité : certaines formes bougent et d’autres non mais rien ne peut être retiré ou extrait. Rien ne peut être ajouté ou inséré. Du vivant, ces énergies sont le principe. Elles soutiennent et animent le monde.


Dès lors, comment pourrait-on se projeter dans le futur en ne prenant en compte que le matériel, le visible et le mesurable, la partie émergée de l’iceberg, sans tenir compte de la partie immergée et surtout de l’océan qui le porte ?

 

Transférer et partager les souhaits, vœux, mérites et prières

Les énergies spirituelles comme l’amour, la générosité et la bienveillance sont, par nature, invisibles et inestimables en termes de quantité et de qualité. Elles ne peuvent être soustraites et capturées car elles ne sont la propriété de personne, d’aucune religion ou doctrine. Elles sont inépuisables et omniprésentes car ce sont elles qui nous donnent vie et qui nous permettent de respirer, de manger, de nous ouvrir aux autres êtres. En revanche, en tant qu’être humain nous pouvons les cultiver, les faire croître et en prendre soin au travers de nos comportements et de nos pratiques bouddhistes : méditation, éthique, sagesse, rituels, cérémonies et dédicaces notamment. Toutes ces pratiques, qui portent le nom merveilleux de Paramita, sont les vertus transcendantes qui nous ouvrent à cette dimension universelle de notre existence.


Dans toutes les traditions bouddhistes du Mahayana, les mérites générés par ces pratiques ne sont pas gardés pour soi mais offerts et partagés pour le bien de tous les êtres vivants. C’est la signification des dédicaces qui sont chantées à la fin de toutes les pratiques et cérémonies. C’est une des expressions du pouvoir de l’amour et de la bienveillance, de la réalité de l’altruisme et des communications silencieuses entre les êtres.

 

Nous voilà donc au cœur de la crise. De la vraie crise !

Et c’est là que le petit idéogramme « KI » associé à « danger » prend tout son sens. Là qu’il se révèle être le remède attendu : réveillons-nous, sortons de ce rêve éveillé, de cette torpeur mentale où la créativité et l’éveil de la conscience sont remplacées par un discours hypnotique où les opinions dominantes et les certitudes font autorité.

Ki n’est pas l’opportunité de « rebondir » ni — selon l’expression très en vogue — la « capacité de résilience ». Ce n’est pas le « on s’adapte ! » ou « on fait avec ! », et encore moins le « toute crise est une bonne opportunité », slogan libéral et devise de la réussite individualiste.


Il faut le lire comme « opportunité de prendre conscience d’un danger », capacité de s’alerter de ce qui nous domine et nous anime, non pas pour nous détruire mais pour nous aider à mieux vivre !

Plutôt que de vouloir dominer ce qui nous semble a priori hostile, intégrons-le à nos connaissances et vivons-le comme bases structurantes de notre existence.

C’est donc à la rencontre des réalités dominantes que sont l’impermanence et l’interpénétration des phénomènes que nous devrions nous ouvrir avec tout notre cœur car c’est bien là qu’est la principale source d’espérance, de changement et de prise de conscience.


Pour revenir à cette habile construction de miroirs de Fazang et ce jeu des images-reflets à l’infini, reconnaissons que tout ce qui se réfléchit dans notre miroir actuellement n’incite ni à la sérénité ni à la confiance. La succession des crises actuelles et l’enchaînement probable de celles à venir, font que notre petit Bouddha intérieur a ce visage grave et préoccupé…

Aidons-le à retrouver son sourire lumineux qui pourra à son tour rayonner dans les dix directions et scintiller sur tous les êtres.


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°17 ( Printemps 2021 )

 





Olivier Reigen Wang-Genh pratique le zen Sôtô depuis 1973. Il a été ordonné moine par maître Taisen Deshimaru et a reçu la transmission du Dharma de maître Dosho Saikawa. Fondateur d’une vingtaine de dojos et de groupes de pratique en Alsace et en Allemagne, il est l’abbé du temple de Kosan Ryumonji à Weiterswiller.

 

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