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L’autre, c’est moi

Photo du rédacteur: Sagesses BouddhistesSagesses Bouddhistes

Témoignage d’une réincarnation

 

Interview mené par Philippe Judenne




Je rencontre Elijah Ary dans un grand espace partagé entre son cabinet de consultation – il est thérapeute gestalt – et un espace plus traditionnel avec des éléments d’iconographie bouddhiste, où l’homme anime des groupes de méditation.

 

 

Comment décririez-vous votre vécu d’enfant et d’adolescent avec ces souvenirs si forts et si particuliers qui étaient les vôtres ? Peut-on parler d’état dichotomique ?

Pour moi, c’était totalement naturel de parler de ma vie précédente. Il était très important de communiquer sur ce qui était finalement mes souvenirs, mes rêves. Je devais absolument le faire, pas forcément avec tout le monde mais avec mes parents, c’est certain.

Parler du Potala[3] comme étant l’endroit que j’aimais le plus au monde venait spontanément, à la grande surprise de mes professeurs qui s’en souviennent encore. Je pouvais être totalement enfant et puis, d’un seul coup, basculer sur une explication de nature philosophique, un souvenir. De mon côté, ça ne me surprenait pas du tout. Cette bascule dans un sens ou dans l’autre était tout à fait naturelle. Mais quand cela s’exprimait au milieu des autres enfants, je pouvais être taquiné, voire tabassé – les enfants peuvent être cruels les uns avec les autres. Du coup c’était difficile, ça laissait une trace de « il ne faut pas que je le dise trop souvent ».

 

Lorsque j’étais petit, j’étais sur une île près de Vancouver qui s’appelle Salt Spring Island, où Kalou Rinpoché installait un centre de retraite. Je me souviens que je jouais avec d’autres enfants lorsqu’une fille est tombée dans les bois et s’est éraflé toute la jambe, elle saignait. Spontanément, j’ai vu une plante et j’ai dit : « Il faut frotter et mettre le jus sur la plaie avec les feuilles. » Il se trouve que la plante en question était du plantain, connu pour sa capacité à arrêter les saignements. Comment je savais cela ? Je ne sais pas.

 

 

Est-ce que le plantain est une plante endémique du côté du monastère de Séra ?

Pas à ma connaissance, c’est trop aride là-bas. Dans la région d’origine de mon prédécesseur, je ne saurais dire. Quand on est enfant, ces choses-là passent toutes seules. Mais quand on est adulte, on se dit : « Mais comment a-t-il su cela ? ». Moi-même je me pose la question maintenant. Comment l’ai-je su ? C’est tout de même étrange.

Au monastère de Séra, en Inde, j’ai appris à parler couramment tibétain en neuf mois. J’avais 14 ans. Pour les Tibétains, rien de surprenant dans le fait que je puisse parler leur langue aussi rapidement. Que je puisse avoir certains gestes et certaines paroles qui ressemblaient à celles de mon prédécesseur n’avait rien d’étonnant pour eux non plus. J’étais la réincarnation de Guéshé Jatsé.

Quand je suis rentré d’Inde, je pouvais facilement raconter que j’y avais passé six ans, dans un monastère où j’avais été moine et où j’étais naturellement reconnu dans cette assemblée comme un tulkou. Je me suis rendu compte que les gens n’étaient pas tous prêts à l’entendre en voyant leurs réactions. Par conséquent, j’avais tendance à garder le sujet pour moi et l’exprimais davantage en présence de personnes avec qui je me sentais à l’aise.

 

 

Cette bascule intérieure qui se fait, est-elle semblable à un schisme intérieur ?

Non, pas du tout. C’est juste « là ». Avec l’âge et la rationalisation qui se développe, il y a une séparation qui peut être faite ; je peux donc sentir cette petite bascule. Quand j’enseigne la méditation par exemple, il y a quelque chose de très naturel qui vient. C’est juste là, et je ne saurais l’expliquer autrement. C’est une expérience qui est au fond de moi, mais pas de ce corps-ci. C’est une expérience d’une autre vie et qui fait partie de qui je suis : c’est toute l’expérience de mon prédécesseur qui est là. Je sens quand cela ne vient pas forcément de mon expérience d’Elijah, que ça vient de plus loin. C’est plutôt un ressenti mais cela ne veut pas dire que c’est moins réel, moins là. C’est la même chose depuis l’enfance, même si j’arrive maintenant à distinguer l’expérience de moi dans cette vie par rapport à l’expérience de moi dans plusieurs vies.

 

 

Comment se placent à présent ces souvenirs « d’avant » et ceux, plus ordinaires, de votre enfance ?

Pour ce qui concerne Guéshé Jatsé, c’est un peu comme une sensation qui demeure mais dont je ne me souviens pas clairement. C’est comme une impression de ce qui resterait d’un souvenir, tandis qu’avec mes sœurs j’ai vraiment des souvenirs que nous évoquons parfois lorsque nous nous retrouvons. Ce sont des souvenirs très forts de jeux d’enfants : par exemple, la descente d’un escalier dans la maison de ma grand-mère qui se faisait à trois dans un sac de couchage avec ma petite sœur et mon cousin. Cette descente à la façon d’un toboggan s’était terminée par un choc apparemment très violent pour mon cousin qui avait marqué un long temps de silence avant de dire un petit « aïe » qui nous avait fait éclater de rire. Des souvenirs comme ceux-là sont restés très vivants, alors que les souvenirs que j’ai avec Guéshé Nyang-Nyé, le compagnon de jeu de Gueshé Jatsé, sont plutôt des souvenirs de souvenirs. Je me souviens surtout d’un lien d’amitié, de quelque chose de fort. Je ne me souviens plus des épisodes en tant que tels.


 

Qu’emmène-t-on avec soi lorsque l’on meurt ?

Ça peut être l’amour, le lien qu’on partage avec les autres. En thérapie, c’est de cette manière qu’on décrit le lien avec le client ou le patient. Le lien avec une personne, c’est ce qui reste quand la personne n’est plus là – non pas qu’elle soit morte mais elle n’est simplement plus en votre présence. Comment arrive-t-on à se représenter cette personne dans notre cœur ?

Comment arrive-t-on à se représenter maman, papa quand les parents ne sont pas là – c’est ce qui nous donne la sécurité en tant qu’enfant, une connexion avec l’autre quand l’autre n’est pas physiquement en face de vous.

Nous avons ce lien avec les êtres qui nous sont précieux : nos maîtres, notre famille et nos amis. Il nous connecte tous. C’est ce lien que l’on emporte avec nous et qui perdure quelque part au-delà de la mort.

 

 

Est-il important dans les derniers instants de la vie que le mourant puisse partir tranquillement, entouré par des personnes apaisées ? Qu’en pensez-vous ?

C’est perturbant pour un mourant de n’entendre que des pleurs autour de lui, c’est évident. En général on n’est pas très heureux quand on entend quelqu’un pleurer. Notre capacité à rentrer émotionnellement en résonance avec les autres peut créer des difficultés à ce moment-là. D’un autre côté, est-ce qu’un comportement complètement stoïque ne pourrait pas être interprété par celui qui part comme de l’indifférence ? C’est à voir.

Une chose pour moi est claire : plus cela se fait dans une ambiance paisible, le mieux ce sera pour la personne qui part – ce qui ne veut pas dire absence d’émotion.

Il y a besoin que les étapes puissent se faire en douceur, aussi, parce qu’on est censé pouvoir rester le plus conscient possible dans le processus de la mort. Ce moment est important. En fait, la mort est l’une des étapes les plus importantes de la vie. Du coup, ce passage, si on n’en profite pas pleinement en étant vraiment le plus conscient possible, c’est un peu comme si l’on ratait quelque chose ; c’est un moment qui est un peu gâché. Quelqu’un incapable de gérer son émotion pourrait happer l’attention de celui qui part. C’est un point à prendre en compte.

C’est cela qui est assez difficile. La souffrance nous rend égocentriques, elle nous fait nous replier sur nous-mêmes. Elle active des sensations, des émotions qui font que l’on se tourne beaucoup vers soi. Dans ces moments-là, on doit être vigilant : le chagrin de perdre quelqu’un, oui, c’est très difficile. C’est très triste, mais si l’on ne pense qu’à soi à ce moment-là, c’est dommage.

 

 

Faut-il penser alors un peu plus à l’accompagnement de l’autre ?

Oui. Il y a une phrase qui dit en anglais : it’s not all about you, c’est-à-dire « il ne s’agit pas que de toi ». Il s’agit de se rappeler que la situation ne se résume pas à son chagrin à soi. Il y a aussi quelque chose qui se passe de l’autre côté et qui est très important. Il faut accepter que l’on ait beaucoup de tristesse et se défaire des résistances, des tensions, sans exploser émotionnellement. C’est un moment qui est très délicat. On gère deux choses : le passage de l’un et l’émotion de l’autre. L’émotion se combine avec l’attachement et l’amour. C’est là que tout doit se jouer : accepter de lâcher un peu l’attachement et aller davantage vers l’amour.

 

 

S’il y avait un conseil à donner à quelqu’un qui va partir, quel serait-il ?

L’idéal est de rester le plus conscient possible dans le sens de faire l’expérience et de porter le plus d’attention possible à tout le processus de la mort. On dit qu’au moment de la mort, on a la capacité de s’éveiller dans le temps d’un claquement de doigts.

Si l’on arrive à avoir l’attention, la présence, si on arrive à rester dans une vraie qualité de présence, à ce moment-là il y a vraiment du potentiel. Pour y parvenir, il faut de l’entraînement. En l’absence d’entraînement, nous faisons comme nous le pouvons au moment de la mort. Nous pouvons faire de notre mieux en sachant que c’est possible d’observer l’expérience.

Même si on ne s’éveille pas, on est en train de passer d’une vie à l’autre, poussé par notre karma, et nous pouvons observer ce qui se passe dans l’esprit. C’est à cela que sert la méditation : à chaque instant devenir conscient et acteur de nos choix, savoir arrêter d’agir et se poser dans la tranquillité naturelle de l’esprit.

Au moment de la mort tout cela va se mettre en jeu, tout ce que l’on a fait avant dans la pratique de la méditation. C’est à ce moment qu’on va devoir le mettre en œuvre. Et si nous arrivons à le déployer et à demeurer tranquille, nous allons pouvoir distinguer ce moment de la claire lumière et nous éveiller.

Tout peut se jouer aux derniers instants de la vie. Ce sont des instants très précieux. Autant faire de ce moment quelque chose de bénéfique. Et qu’il soit aussi quelque chose de très conscient, autant que possible en tout cas.

 

 

Que pensez-vous des soins palliatifs et de cette diminution de la conscience qui va de pair avec les traitements ?

La douleur rend l’esprit confus et focalisé sur soi, alors je suis d’accord pour qu’on cherche à l’apaiser. Si on arrive à faire baisser le seuil de la douleur, on facilite le retour à une conscience un peu plus ouverte. Quand vous êtes assis en méditation sur un coussin abîmé qui vous pique les fesses, toute l’attention va être mobilisée par cette douleur. Un peu d’inconfort en méditation ce n’est pas grave, mais beaucoup d’inconfort, voire de la douleur, c’est beaucoup plus embêtant.

Aider à apaiser les douleurs par des soins palliatifs est vraiment bénéfique, mais il s’agit aussi de garder la clarté de l’esprit. Parfois certaines substances chimiques vont avoir pour conséquence de vous plonger dans la torpeur. Il faut arriver à doser cela quelque part. Qu’est-ce qui est le plus important entre la clarté ou l’absence de douleur ? Trouver l’équilibre n’est pas évident. La mort est vraiment quelque chose qui nous confronte et nous met à l’épreuve toutes nos croyances, tous nos systèmes de pensée et tout ce que l’on pense être juste. Nous aurons plus ou moins de difficultés à accepter et à vivre cette transition. C’est cela qui n’est pas évident avec la mort, qui reste un grand mystère.

 

 

La peur de la mort serait la cause première de toutes les peurs. Comme le dit Chögyam Trungpa, il n’y a pas plus grande peur que celle de se perdre soi-même. Qu’en pensez-vous ?

C’est même inscrit dans notre cerveau. Le cerveau reptilien, la partie la plus ancienne de notre cerveau, ne s’occupe essentiellement que de notre survie et de nous faire remarquer tous les dangers. C’est ce côté de nous qui fait que, naturellement, nous n’avons pas envie de mourir. C’est biologiquement inscrit en nous. Mais ce n’est pas parce que c’est biologique que c’est prédéfini, et qu’il faut avoir peur de la mort de façon permanente. On peut aussi arriver à un point où l’on peut savoir que la mort n’est pas forcément quelque chose d’agréable pour nous et pour les autres, mais qu’il est possible de la voir comme un passage, une étape dans l’évolution de notre être. Pour moi en tout cas, cela soulage quelque chose.

Voir la mort comme une finalité peut faire peur ; il y a l’inconnu aussi. C’est peut-être pour cela que des gens comme moi sont là et racontent ce que nous avons pu vivre, des souvenirs, etc., pour montrer qu’il y a peut-être une continuité.

 

 

Beaucoup de gens sont terrifiés par la mort. Pourquoi ?

Je me souviens d’une phrase trouvée sur une carte postale et que j’aime beaucoup : « La mort n’est une chose horrible qu’à partir du moment où l’on présume et résume que l’histoire est à propos de soi. » Si on pense que tout est à propos de soi, alors la mort devient effectivement quelque chose de terrifiant. Mais si on imagine qu’il existe un contexte beaucoup plus grand, qu’il y a d’autres personnes, d’autres êtres avec qui vous avez d’autres connexions et des liens, sociaux, universels… vous arrivez sur un réseau sensible, social qui pourrait être purement énergétique, vibratoire – je ne sais pas comment on pourrait le décrire –, où il existe un lien, et ce lien est important. C’est pour moi ce qui fonde les recherches sur l’altruisme, comme le montre le documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, Vers un monde altruiste [4]. C’est vraiment captivant de voir que nous sommes fondamentalement altruistes et que la survie de toutes les espèces vivantes est basée sur la coopération, n’en déplaise à Darwin. Finalement, ça montre bien que c’est le lien entre les individus qui est à considérer. Et ce lien est ce qui va nous rester à la fin. Il s’établit avec les gens que nous connaissons bien sûr, mais aussi des personnes que nous ne connaissons pas directement, en connexion avec l’humanité. Nicholas Christakis[5] va illustrer comment, par exemple, le bonheur d’une personne crée un effet dans son réseau d’amis jusqu’au troisième, voire jusqu’au quatrième degré. Ce sont des gens que l’on ne connaît pas et qui sont influencés par notre état de bonheur. Chacun de nous envoie dans le réseau quelque chose depuis son champ qui est peut-être vibratoire, je ne sais pas. En tout cas, il y a de l’énergie qui circule. C’est l’interdépendance. Nous ne sommes donc pas tout seuls et cette histoire n’est pas juste à propos de nous.

 

 

L’entretien se termine et nous ramassons nos affaires avant de quitter la pièce. Elijah Ary me parle de son activité de thérapeute Gestalt, une des rares écoles de pratique thérapeutique qui laisse une grande place à la spiritualité et qui implique pour chaque praticien une mise en œuvre et une intégration pour lui-même. Je comprends enfin, alors qu’il me l’explique avec des mots mesurés qui font écho à la lecture de son livre, à quel point certaines épreuves qu’il a pu traverser pendant sa vie ont été dures et ont constitué un terreau important qu’il a su transformer. « C’est vraiment un travail qui va finalement servir dans l’ensemble et qui m’a permis de réfléchir à ce que je vis, à ce que les autres peuvent vivre et à comment les aider à aller mieux. C’est le conseil du Dalaï-Lama il y a 25 ans qui m’a poussé à étudier et pratiquer la psychologie. Je me réjouis d’être thérapeute et je témoignais hier encore à un ami à quel point je me sens heureux et enfin à ma place après si longtemps. »

 

 

 

 

Pour en savoir plus :

 

L’enfance d’un maître (documentaire réalisé par B. Vienne et J. Mascolo de Filippis sur le parcours de Yangsi Kalou Rinpoché, 75 min.) : voir Sagesses Bouddhistes n° 8, p. 75

Mémoires d’une autre vie (documentaire réalisé par Marcel Poulain sur la vie d’Elijah Ary au monastère de Séra, 52 min.) : www.tenzintulku.com

 

 


[1] Un monastère du même nom a été refondé en exil, en Inde du Sud, à Byalakuppe.

[2] Tulkou, Autobiographie d’un lama réincarné en Occident, Elijah Ary, Éditions Philippe Rey (2019), voir p.74.

[3] Le palais du Potala, aussi appelé Potala, à Lhassa, dans la région autonome du Tibet (Chine), est une forteresse du xviie siècle qui fut le lieu de résidence principal des Dalaï-Lamas successifs, jusqu'à la fuite du 14e Dalaï-Lama en Inde durant le soulèvement de 1959.

[4] « Vers un monde altruiste » (2015) disponible sur https://boutique.arte.tv/detail/vers_un_monde_altruiste

[5] Sociologue et physicien américain (http://humannaturelab.net/)


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°9 (Hiver 2019)

 

Anglophone né au Canada, Elijah Ary a 47 ans. Marié et père de famille, il est installé à Paris depuis seize ans. Il est diplômé et docteur de Harvard, enseigne le fait religieux à l’ESSEC, parle couramment le français, l’anglais, le tibétain et pratique l’allemand, le chinois et le sanscrit. Il regarde des vidéos humoristiques sur Internet, pratique le hockey sur glace, chante et joue de la guitare dans un groupe de rock. Mais pour ses amis proches, sa famille et les bouddhistes de tradition tibétaine, il est aussi la réincarnation de Guéshé Jatsé, un maître spirituel né et mort il y a plusieurs décennies et qui avait vécu longuement au monastère de Séra, au Tibet[1].

Si les travaux de Ian Stevenson (voir pages précédentes) livrent des constats extérieurs et objectifs sur le phénomène de la réincarnation, le livre d’Elijah Ary[2] témoigne d’un vécu à la première personne, de l’intérieur, du phénomène, de l’itinéraire difficile d’un enfant pas comme les autres et des questionnements légitimes d’un adolescent et d’un jeune adulte pris dans les tumultes du monde et l’intégration d’une identité à plusieurs facettes.

 

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