L’amour familial
- Sagesses Bouddhistes
- 30 oct. 2024
- 4 min de lecture
Est-il compatible avec le non-attachement ?
Par lama Jampa Thayé
Traduction : Sylvie Gauthier
On me demande parfois s’il y a contradiction entre les instructions du mahayana, qui nous invitent à considérer tous les êtres comme nos proches et à leur offrir affection et compassion, et les enseignements bouddhiques sur le non-attachement. Peut-être les gens ont-ils en tête ces paroles de Jetsun Milarepa[1] :
Lorsque vous regardez votre enfant,
Au début, c’est un jeune dieu amène,
Puis, un voisin indifférent,
À la fin, un ennemi et un créancier.
Ainsi, je me détourne des enfants.
On ne peut pas séparer la doctrine et la pratique bouddhiques de la vraie vie des bouddhistes. Comment concilient-ils le non-attachement avec l’amour et la compassion, et comment cela peut-il éclairer nos rapports avec nos proches? En Asie, la plupart des bouddhistes, loin de manifester une froide hauteur spirituelle envers leur famille, lui prodiguent au contraire beaucoup d’affection. Mes maîtres ne font pas exception. Mon maître Sakya Trizin Rinpoché est un père et un grand-père modèle, ce qui ne l’empêche pas de faire preuve d’une bonté indéfectible envers ses disciples et de leur dispenser ses bons conseils. Et il est frappant de constater à quel point mon autre maître, Karma Thinley Rinpoché, bien qu’il soit lui-même abbé, insiste sur l’importance de la famille en tant qu’environnement propice à la pratique des plus hautes vertus mahayanistes.
Il est cependant indéniable que nous devons abandonner un certain niveau d’attachement dans nos relations personnelles. Dans la mesure où l’attachement est une forme de rapport intéressé, il nous amène à considérer l’autre uniquement en tant qu’objet potentiellement utile, ce qui engendre un comportement destructif. En outre, puisque nous devrons forcément, au final, nous séparer de nos proches, plus nous nous accrochons à eux, plus intenses seront la déception, les regrets et la souffrance lorsque ce moment arrivera.
Comme le dit Shantideva :
Attaché aux être sensibles,
La réalité m’est entièrement voilée ;
Mon discernement s’évapore,
Et je suis affligé par les souffrances.
Bien qu’une attitude de non-attachement soit essentielle, ce serait une triste erreur de nous priver d’offrir amour et affection à nos enfants et aux autres membres de notre famille, pensant ainsi suivre la voie de la compassion universelle du bodhisattva. D’ailleurs, la méditation sur l’amour bienveillant commence habituellement par le souhait que nos proches, parents et enfants, connaissent le bonheur et les causes du bonheur. Nous élargissons ensuite cet amour à un cercle de plus en plus vaste, voyant en chaque être notre mère ou notre enfant, comme cela est en réalité le cas dans le cycle sans commencement de la vie et de la mort.
Comme l’a dit Sakya Pandita[2] :
« Il sera plus facile de cultiver l’amour bienveillant pour tous les êtres sensibles si nous comprenons qu’ils sont tous notre famille. C’est pourquoi certains sutras nous disent qu’il faut aimer tous les êtres comme s’ils étaient notre propre mère, alors que certains tantras, dont le Vajrasekhara[3], nous invitent à les voir comme nos enfants. »
En fait, l’amour que nous ressentons pour nos parents et nos enfants, loin de nuire à un sentiment plus vaste, en est une condition préalable. En d’autres mots, même si nous souhaitons offrir un amour bienveillant complètement inclusif, non limité par l’idée du « mien » et du « tien », celui-ci doit commencer par un amour tout simple et naturel pour notre cercle intime. Autrement, notre attitude risquerait d’en être une de vague abstraction, un amour pour tout le monde en général et personne en particulier. C’est souvent le genre d’amour que manifestent les utopistes, les révolutionnaires et tous ceux qui veulent refaire le monde, mais à qui il manque un ressenti sincère.
Sans détachement, le véritable amour demeure à jamais hors de notre portée. Même au sein de notre famille ou de notre cercle d’amis, un amour constructif requiert une certaine dose de détachement. Voyez comment les parents avisés mettent de côté leur attachement à leurs propres ambitions pour faire passer le bien-être de leurs enfants avant tout. Comprenez aussi que bien souvent, l’attachement égoïste se mêle à l’amour familial naturel et engendre un amour étroit, corrompu, qui crée des divisions entre les familles, et même entre enfants d’une même famille.
Certains voient dans le renoncement du Bouddha un signe d’indifférence envers sa famille. Mais la tradition nous dit qu’immédiatement après son éveil, le Bouddha se rendit par des moyens mystiques au royaume céleste pour libérer, par ses enseignements, sa défunte mère Mayadevi, événement commémoré lors d’un des quatre grands festivals annuels du bouddhisme. Par la suite, le Bouddha partagea le Dharma avec son épouse, son fils, son père et sa tante bien-aimée Prajapati. Son acte de renonciation initial lui avait été nécessaire afin de trouver la sagesse, la compassion et le pouvoir requis pour mettre fin à la souffrance de sa famille et de tous les êtres sensibles.
Après tout, même de nos jours, si nous sommes submergés par nos propres attachements, il nous est impossible d’offrir une aide authentique à ceux que nous disons aimer le plus.
[1] Jetsun Milarepa est considéré comme un des principaux maîtres historiques de la tradition kagyüpa du bouddhisme tibétain (vajrayana). Il est le disciple et successeur de Marpa le Traducteur qui au xie siècle participa à la deuxième, et plus importante, diffusion du bouddhisme au Tibet, où il est vu comme le saint patron des acteurs et des saltimbanques ambulants.
[2] Sakya Pandita Kunga Gyeltsen (Kunga Gylatshan Pal Zangpo, 1182-1251) a été un des cinq maîtres fondateurs de l’école Sakyapa du bouddhisme tibétain (vajrayana).
Kunga Gyeltsen est généralement appelé simplement Sakya Pandita, un titre qui lui fut donné en reconnaissance de son érudition et de ses connaissances en sanscrit. À partir de 1247, il devint le conseiller bouddhiste du prince Godan, entamant une alliance entre l’école Sakyapa et le pouvoir mongol de la dynastie Yuan qui allait durer un siècle.
Il consiste essentiellement en instructions concernant la pratique. Au Tibet, il est considéré comme un tantra relevant de la classe des yogatantras.

Lama Jampa Thayé est un maître de méditation et un érudit formé dans les traditions sakya et kagyü du bouddhisme tibétain. Docteur en histoire religieuse tibétaine, il vit à Londres avec sa famille et enseigne dans des organisations bouddhistes internationales.