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Jusqu’en haut de l’Everest

Photo du rédacteur: Sagesses BouddhistesSagesses Bouddhistes

L’ouverture du cœur

 

Propos recueillis par Philippe Judenne

Photos © Marion Chaygneaud-Dupuis

 


À 16 ans, vous rencontrez en Inde le médecin Jack Preger[1] qui a monté à Calcutta une clinique de rue pour les déshérités. Vous y restez l’été pour prêter main-forte et y retournez six mois en 1998 à l’âge de 18 ans. Vous dites de Jack Preger que le rencontrer c’est rencontrer un modèle. Qu’entendez-vous par là ?

Je suis encore en lien avec Jack Preger et je viens de lui envoyer de l’argent pour les cliniques présentes dans les bidonvilles de Calcutta. Il respire la simplicité, l’humilité, gracieux dans sa manière toute simple, légère et très joyeuse d’aider les autres. Il n’a pas ménagé ses efforts là où on avait besoin de lui, sans se prendre au sérieux dans un rôle spirituel. Je dirais qu’il a donné complètement sa vie aux gens dans une conciliation complète avec son appel mystique chrétien. Il a été un modèle pour moi de la manière dont je pouvais concevoir l’appel vers l’autre.

 

Un an après, vous partez à la rencontre du maître tibétain Bokar Rinpoché auprès duquel vous restez plusieurs années. Quel souvenir avez-vous de lui ?

Pour la chercheuse spirituelle que j’étais, Bokar Rinpoché avait une stabilité complète, une présence qui est devenue un point d’ancrage incroyable. J’étais venue avec une aspiration, une recherche intérieure et lui me montrait la voie, le chemin. Avec lui, j’ai pu dévoiler les habitudes d’un mental tourné vers moi-même, mes réflexes d’orgueil (la bonne élève, la bonne pratiquante, etc.), où l’on ne cesse pas de vouloir se mettre un masque après l’autre. Il y a eu des moments difficiles qui se sont enchaînés avec des moments de grandes ouvertures.

Il y avait écrit au-dessus de la porte de sa chambre au monastère de Mirik une formule traditionnelle : « Puissent tous les êtres être libres. » C’est très réel et concret pour moi : si je veux vraiment me libérer de ma prison, c’est en partant de mes propres fabrications mentales. Bokar Rinpoché ne m’a rien laissé passer en me renvoyant, en étant le miroir de toutes mes constructions identitaires. Et je pouvais les voir dans cet espace d’amour et de tendresse qu’il était et que je contactais en moi aussi.

 

En 2017, vous êtes devenue guide de haute montagne. Vous aidez plusieurs projets sociaux éducatifs pour les populations. Vous dites dans votre livre[2] : « le service désintéressé aux autres est véritablement une pratique en soi. Une intention suffit pour colorer nos actes d’une puissance spirituelle. Je me fais donc le veilleur de mes intentions chaque jour. » Est-ce cela accompagner les autres et soi-même : être le veilleur de ses intentions ?

C’est l’essence de la voie spirituelle, comment utiliser toute expérience dans le monde comme véhicule pour la transformation intérieure en ayant cette intention, cette veille sur qui en moi est en train de poser cette action. Un nouveau masque, un nouveau rôle identitaire que je me donne ? Ou bien est-ce quelque chose qui vient d’un fond beaucoup plus vaste, beaucoup plus tranquille, beaucoup plus aimant ? Dans cette dimension où je suis l’autre et où l’autre c’est moi, nous ne sommes pas dans un militantisme altruiste pour venir en aide aux autres. On réalise simplement qu’en faisant du bien aux autres, je me fais du bien à moi-même et qu’en faisant du bien à moi-même je fais du bien aux autres. C’est un lien de compassion naturelle. C’est la veille de chaque instant dans chaque acte posé.

 

Vous utilisez l’expression « militantisme altruiste ». Qu’entendez-vous par là ?

On peut faire de toute croyance, de tout précepte – si beau qu’il soit, une matière pour se construire un nouveau rôle. Le risque est de prendre ce rôle trop au sérieux et d’en faire plus que nécessaire. C’est une construction mentale qui essaye d’en rajouter et qui s’approprie l’élan initial pour se revendiquer d’une certaine marque de fabrique altruiste. C’est un mouvement qui nous éloigne d’un altruisme « naturel » et qui arrive forcément à un moment ou à un autre. Et il s’agit de garder un œil ouvert dessus.

Le chemin est simplement d’être en veille sur tout ce qui nous empêche de rester dans l’état naturel de l’esprit qui est déjà calme, parfaitement clair, lucide et apaisé. On utilise les fabrications mentales comme chemin pour voir leur face cachée derrière – qui est l’absence de fabrication. C’est toute la beauté de rentrer en relation et en amitié avec ces constructions qui vont de toute façon émerger parce que derrière, elles ont cette puissance de montrer un autre aspect. Il y a eu une très grande détente le jour où j’ai cessé de fabriquer une pratique spirituelle et être en contact avec la terre du Tibet m’a aidée. C’est un endroit où des générations de méditants ont actualisé la simplicité de l’état naturel dans leur vie et ça m’a donné confiance de pouvoir accepter que c’est juste « ça » : regarder un troupeau de yaks entre le ciel et la terre, dans un espace lumineux qui est d’une vastitude incroyable, et se rappeler que l’esprit a ces caractéristiques-là.

 

 

Vous entamez en mai 2017 la troisième ascension qu’une femme ait jamais faite du sommet de l’Everest. Dans le dernier tronçon de votre ascension rapide, un passage sur des échelles est encombré par des alpinistes indiennes plus lentes et fatiguées. Vous êtes devant un choix très difficile. Vous reconnaissez l’une d’entre elles et vous basculez d’un mode compétition à un mode collaboration. Que se passe-t-il ?

C’est un moment très tendu alors que le froid et le manque d’oxygène sont menaçants et peuvent m’obliger à redescendre. Je pouvais passer devant les alpinistes indiennes car j’étais plus rapide mais cela pouvait aussi compromettre leurs propres chances d’arriver en haut. Et si j’attendais trop, le froid allait me gagner et ma réserve d’oxygène s’épuiser.

À ce moment-là, en bas du passage sur les échelles, je reconnais une des alpinistes et me revient tout le parcours de vie de cette femme : où elle m’expliquait sa vie dans la campagne, où elle avait réussi avec un groupe de femmes à se former et à s’entraîner pour pouvoir réaliser ce rêve de l’Everest et revenir avec une expérience et un témoignage qui pourraient faire rêver d’autres femmes. À ce moment-là, sa recherche de bonheur était exactement la mienne. En arrivant à voir cette humanité partagée, il y a eu ce retournement physiologique où, dans mon esprit, je me tournais vers elle, et où tout dans mon corps se détendait. Je respirais mieux, je n’étais plus obnubilée par l’oxygène dont je craignais de manquer, je ressentais une zone de chaleur qui venait du centre de la poitrine. C’était indescriptible, au-delà de toute fabrication mentale, c’était une sensation de calme, de douceur qui s’est diffusée et a inondé mon corps. J’avais un sourire aux lèvres hyper-joyeux –même si personne ne pouvait le voir sous mon masque à oxygène. Je n’avais qu’une envie, c’était de grimper avec elle et de prendre mon temps et de vivre cette ascension – qui était la troisième pour moi, de manière beaucoup plus tranquille, beaucoup plus douce.

On a pris plus de temps, c’est vrai. Mais au final, on est arrivé alors que le jour s’était levé, dans la lumière au soleil, et finalement on avait bien plus chaud.

Et la chaleur humaine qu’il y avait là-haut m’a bouleversée.

Ce que j’ai réalisé de manière extrême à ce moment-là – et que je vis tous les jours au quotidien dans les petites choses, est que je vis en constante recherche de bonheur et que je veux éviter la souffrance : mon ascension, le sommet, le froid, le manque d’oxygène. Et qu’un retournement s’opère en moi si je me relie complètement à ce qu’est en train de vivre l’autre dans le moment présent par rapport à son histoire.

Aussi, je suis attentive à voir le moment où mon cœur se ferme dans mon quotidien – et il se ferme souvent, à voir comment ce retournement est toujours possible et que cette ouverture du cœur est quelque chose qui se pratique. La présence à l’autre est beaucoup plus ouverte, beaucoup plus aimante et elle fait toute la différence en ce monde.

 


Pourquoi avez-vous planté le drapeau du Karmapa Orgyen Trinley Dorjé juste en haut de l’Everest ?

C’était en fait une représentation de Guru Rinpoché avec une prière que le Karmapa avait faite spécialement pour protéger la terre, un thème qu’il a évoqué souvent dans ses enseignements où le respect et la protection de la nature peuvent être une forme de pratique spirituelle. J’avais pris connaissance de cette prière. Planter ce drapeau là-haut, symboliquement, c’était ramener les valeurs de la conscience écologique bouddhiste du Karmapa au sein même de l’industrie de la très haute montagne, sur les sommets de l’Himalaya, où il y a une énorme pollution et énormément de rivalité culturelle et chauvine avec des alpinistes qui jouent des coudes, passent devant les autres pour arriver les premiers.

Je trouvais que mettre au plus haut de la terre cette prière de protection donnait du sens à cette ascension.


Vous avez mené une action de dépollution dans cette région à haute altitude. Comment l’opération Clean Everest s’est-elle déroulée ?

Depuis les premières expéditions commerciales organisées il y a trente ans, l’Everest et d’autres sommets de 8 000 mètres n’ont cessé de recueillir la pollution de milliers de personnes grimpant chaque année.

D’innombrables déchets se sont accumulés sur les hauteurs des parcours jusqu’aux sommets dans une atmosphère raréfiée : tentes abandonnées, bonbonnes d’oxygène vides, ordures ménagères, excréments, etc. La gestion des déchets était une tâche difficile à entreprendre, en particulier dans les régions tibétaines de la Chine car il n’y avait pas d’infrastructures adéquates.

Clean Everest est une opération annuelle de nettoyage de l’arête Nord-Est de l’Everest qui implique 50 guides de montagne tibétains, 100 grimpeurs bénévoles chinois et étrangers et 50 yaks pour descendre les déchets.

Le principal défi est lié au transport des sacs poubelles des camps supérieurs vers le camp de base, grâce aux yaks. Les propriétaires de yaks facturaient des frais très élevés pendant les expéditions et avaient tendance à agir avec insouciance. Le système du « cash for trash », qui consiste à payer chaque kilo de déchets transportés, leur a donné une reconnaissance et leur a permis de devenir de plus en plus responsables.

La charte Clean Mountain a été créée en coopération avec l’École des guides de montagne après la première expédition 100 % tibétaine en 2013. Elle est composée de 4 volets incluant la protection de l’eau, la gestion des déchets, la protection de la faune et de la flore et l’éducation.

Nous avons descendu 5 tonnes de déchets de la montagne et les autorités locales ont maintenant pris le relai sur l’opération annuelle de gestion des déchets. Dix tonnes de déchets ont été enlevés en quatre ans.

 

Mon objectif au Tibet n’est pas de faire de l’alpinisme ni de ramasser les déchets, c’est d’accompagner des porteurs de projets tibétains dans leurs propres projets de restauration de l’écosystème et de préservation de la culture. L’idée est de leur apporter de la coordination, des ressources financières, morales et psychologiques. C’est la raison pour laquelle j’ai créé Global Nomade qui est une plateforme d’aide aux entrepreneurs sociaux tibétains. Le projet Clean-Everest s’inscrivait parfaitement dans cette optique. Il s’est monté avec deux entités : une entreprise privée – très lucrative – qui organise les expéditions côté Chine[3] et l’école des guides à Lhassa qui assure la formation des guides. J’ai vu la possibilité de sensibiliser, pendant leur formation, les futurs guides et responsables aux bonnes pratiques environnementales. Je crois beaucoup à la force des projets qui conjuguent le social et l’économique. En 2017, le timing de Clean Everest a été excellent puisque le gouvernement voulait aussi que cela se fasse. L’aventure a duré six ans et le fonctionnement est maintenant bien rodé.


Pour en savoir plus : http://www.globalnomad-tibet.com


[1] Jack Preger est un médecin britannique qui offre des soins médicaux ainsi qu’une formation professionnelle aux pauvres de la ville indienne de Kolkata et dans d’autres parties du Bengale-Occidental depuis 1972. Il a créé l’agence de secours Calcutta Rescue, toujours active à ce jour, et a participé au déploiement mondial de la street medicine.

https://www.drjack.world/jackhomme médecin "des trottoirs de Calcutta", devient, à 86 ans, le premier non asiatique vivant à être honoré aux Récompensessiatiqs (7th Asian Awards).

[2] Respire, tu es vivante, Marion Chaygneaud-Dupuy, paru chez Massot Éditions.

[3] L’ascension du mont Everest (8 848 mètres d’altitude) peut se faire par le versant chinois (Tibet) ou le versant népalais.


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°16 (Hiver 2020)

 


Marion Chaygneaud-Dupuis arpente les contreforts des Himalaya depuis vingt ans. Disciple du maître tibétain Bokar Rinpoché, elle évoque son aventure personnelle peu commune qui l’a amenée par trois fois à gravir le plus haut sommet du monde et à soutenir l’action de préservation écologique des sommets himalayens et des projets sociaux culturels.





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