Partie 2
Par Shangpa Rinpoché
Propos recueillis par Philippe Judenne
La cause première de notre bonheur est notre propre esprit et la pratique de la méditation nous apporte des lumières certaines sur son fonctionnement. Dans le précédent numéro de Sagesses Bouddhistes, Shangpa Rinpoché a exposé les bases préparatoires à la méditation bouddhiste. Il expose maintenant les principes de la méditation du calme mental.
Qu’est-ce que la méditation de samatha ?
Samatha est un mot sanskrit où la racine sama désigne dans ce contexte le calme, la paix et tha le fait de rester, d’être dedans. Samatha est donc la méditation où l’on demeure dans le calme et la paix (ndlr : samatha est souvent traduit par « méditation du calme mental »).
C’est un mot très similaire à samadhi où sama désigne l’instant présent et dhi signifie rester, demeurer. Être en samadhi, c’est l’esprit qui reste dans l’instant présent, au-delà des pensées fabriquées. Demeurer dans l’instant présent signifie que l’esprit ne se relie pas au passé, qu’il ne se relie pas au futur, il ne se relie à rien. Et l’esprit reste dans cet état de samadhi qui désigne la méditation dans son aspect général.
Les caractéristiques du point de focalisation
Samatha désigne quelque chose de plus particulier dans la méditation :
L’esprit doit y être clair, vif et alerte, et débarrassé de toute fabrication, de toute pensée conceptuelle. Sans ces trois conditions essentielles, on ne peut pas dire que samatha soit véritablement pratiquée.
La clarté signifie que l’esprit n’est pas voilé ni obscurci par aucune sorte de torpeur comme celles qui arrivent avec la fatigue ou le sommeil. On figure la clarté en utilisant souvent l’image d’un ciel ensoleillé et sans nuage, clair et lumineux.
Alerte et vif signifie que l’esprit n’est pas une machine qui ronronne, l’esprit est promptement attentif à tout ce qui survient, prêt à tout. Imaginez que vous êtes en pleine nature et que vous entendez soudainement le rugissement assez proche d’un lion, vous seriez immédiatement dans cet état d’alerte, sur le qui-vive.
Sans fabrication désigne un esprit qui n’est pas en train de fabriquer ou conceptualiser quoi que ce soit. On figure cet état calme par l’image d’un océan sans vagues, vaste et identique dans toutes les directions, un océan où il n’y a rien à suivre, rien vers lequel on veuille aller. L’esprit n’élabore ni n’analyse d’aucune manière car il n’y a rien à décrire, rien à expliquer. C’est juste calme et bleu.
Vous devez à tout moment vous souvenir de ces trois points essentiels et les garder à l’esprit. Rappelez-vous de noter pendant la session de méditation : « Mon esprit est-il clair ? Est-il alerte et vif ? Libre de fabrication mentale ? »
Normalement, la vivacité et le tranchant de l’esprit peuvent garder celui-ci focalisé en un point – contrairement à l’aspect fragmenté et dispersé de l’esprit qui est un peu partout à la fois, un peu de ressentiment ici, un peu d’envie là, une réflexion en avant, un regret en arrière, etc. Il y a beaucoup de dispersions possibles, de mouvements de pensées conceptuelles, discursives qui peuvent nous empêcher de nous concentrer en un point. Quel que soit le nombre de fabrications mentales qui agitent notre esprit – et la psychologie bouddhiste a classifié 51 types de facteur mentaux, il s’agit maintenant de ramener l’esprit concentré en un point. Une fois que vous avez ramené l’esprit concentré en un point et que vous y demeurez, alors vous commencez à développer samatha, la méditation du calme mental.
Les supports de la méditation
Dans la méditation de samatha (shiné en tibétain), nous utilisons la plupart du temps un support de méditation. Il peut s’agit d’un objet que l’on voit (statue, fleur, pierre, flamme de bougie, etc.), quelque chose que l’on perçoit comme le souffle ou que l’on imagine, comme une visualisation par exemple. Il y a pas mal de choix possibles en fait. Quel que soit le support de méditation choisi, il reste de toute façon une fabrication de l’esprit à travers nos sens, un objet conceptuel sur lequel nous nous concentrons et qui nous permet de demeurer dans les conditions de la méditation. De même, des pratiquants plus avancés qui optent pour une méditation sans support devront demeurer dans les conditions essentielles de samatha. Basiquement, ramener en un point l’esprit dispersé dans les pensées discursives est la chose essentielle.
Que l’on utilise des supports ordinaires ou non, ils ne sont là que pour replacer l’esprit en un point, ils servent de bouée d’ancrage, ils jouent le rôle du poteau en bois auquel on attache le cheval par la bride pour qu’il ne s’éloigne pas en vagabondant. Tant que ces supports, ces ancrages vous maintiennent là, vous êtes dans la méditation. C’est leur seule raison d’être et vous pouvez utiliser le support que vous voulez.
Le support du souffle
La respiration naturelle du corps est un support que nous pouvons facilement utiliser comme point focal de la méditation. Elle est toujours présente à raison de 21 600 cycles par jour en moyenne. Cette respiration fait circuler dans les canaux énergétiques (voir page XX/ ci-contre) les souffles grossiers, qui à leur tour activent les souffles subtils corrélés intimement à l’esprit. Une toute petite partie seulement de ces souffles subtils passe dans le canal central, ce qui a pour effet de rendre l’esprit plus paisible et plus clair. On appelle ces souffles subtils des souffles de sagesse. Le reste des souffles subtils, qui vont dans le canal de gauche ou celui de droite, sont appelés des souffles ordinaires subtils. Ils sont corrélés à l’activation des émotions. La pratique de samatha progresse et s’approfondit dans la stabilité et la clarté quand la circulation des souffles subtils est de plus en plus ramenée dans le canal central, stade auquel on travaille directement sur l’esprit. C’est ainsi que l’utilisation de la respiration et des souffles est parachevée dans des pratiques de méditation très avancées comme par exemple les tsa-loung.
La tradition bouddhiste rejoint la description orientale des traditions yogiques, chamaniques, etc. où l’énergie de base d’où naissent tous les phénomènes se manifeste dans le corps humain par la circulation de l’énergie1 dans des canaux subtils.
Il y a, basiquement, un canal énergétique central, un canal droit et un canal gauche, des canaux qui se ramifient dans lesquels circulent des souffles grossiers et subtils. Les souffles subtils sont complètement en corrélation avec l’expérience de l’esprit.
Se tenir le dos droit est la position du corps qui permet à l’énergie, aux souffles subtils d’accéder au canal central. Et lorsqu’ils y circulent l’esprit devient plus clair et paisible. Voilà la raison d’une posture correcte qui va pacifier les émotions perturbatrices qui sont liées à un souffle particulier.
La posture assise en 7 points :
1 - La posture des jambes en lotus va faire placer correctement le flux du souffle descendant, ce qui aura pour effet de pacifier l’émotion de la jalousie (mais n’imaginez pas que vous allez faire disparaître la jalousie d’un coup).
2- La posture des mains dans le giron, la droite au-dessus de la gauche avec les pouces qui se touchent légèrement, permet au souffle semblable à l’eau de circuler librement, ce qui aura pour effet de diminuer l’émotion de colère.
3- Le dos doit être le plus droit possible et la colonne vertébrale comme une lance plantée verticalement dans le sol. Cet aspect de la posture est lié au souffle semblable à la terre, le prana ascendant dont la circulation correcte distribue de l’énergie à toutes les parties du corps et contribue à diminuer l’ignorance.
4- Les épaules sont droites, ouvertes. On peut dire que leur position est reliée au souffle tout imprégnant, souffle dont la circulation libre atténue aussi l’ignorance.
5- Le menton et la tête sont légèrement et doucement rentrés après que la mise en place des épaules a eu tendance à les faire monter. Cela équilibre le souffle semblable au feu et l’émotion du désir.
6- La langue vient se placer sous le palais et toucher l’arrière des dents supérieures à l’avant de la bouche. Cette position joue sur le souffle grossier de la respiration.
7- Les yeux regardent vers l’espace situé à quelques longueurs de doigt devant le nez, légèrement baissés, sans effort ni tension. L’orgueil est diminué par la position correcte du canal dans ce placement des yeux.
Pour les débutants
Débuter la méditation du calme mental en utilisant le souffle comme support est très efficace pour entraîner et développer notre capacité d’attention, la clarté de notre esprit et libérer ce dernier de la dispersion.
Compter les cycles respiratoires. Le fait de compter les cycles de respiration – un inspir et un expir pour un cycle – est un moyen infaillible et simple pour nous rendre plus attentifs et alertes. On utilise souvent cette méditation comme préliminaire à d’autres pratiques. Cette pratique a aussi le mérite d’activer les énergies dormantes, en expulsant les souffles inactifs et en permettant aux souffles actifs de prendre leur place dans le corps qui s’en trouve revigoré et mieux disposé. Si notre esprit est en pleine dispersion et que nous perdons le comptage des cycles au bout de quelques respirations, nous devons reprendre l’exercice au début en restant attentifs et présents à notre respiration jusqu’au bout du nombre de cycles choisi. Il s’agit d’y aller doucement, patiemment jusqu’à le faire correctement. Ensuite, nous pouvons augmenter le nombre de cycles. Si vous respirez en étant pleinement conscient et attentif, les bénéfices pour la santé sont multiples. Souvent les gens ne respirent pas correctement. Par exemple une personne d’un tempérament sanguin et qui se met souvent en colère a une respiration rapide qui crée des déséquilibres dans le corps et devient la cause d’une moins bonne santé (hypertension artérielle, etc.). Respirer correctement est bon pour la santé !
« Nous sommes assis dans une posture correcte et nous portons notre attention sur le va-et-vient naturel du souffle. Pour nous aider à rester focalisés, nous comptons les cycles de respiration, c’est-à-dire une expiration et une inspiration pour un cycle.
Nous gardons notre attention sur la respiration pendant le nombre de cycles qui nous convient, par exemple, 3, 5, 7, etc., 21 tout au plus.
Puis, nous faisons une courte pause et nous reprenons jusqu’au même compte.
Si nous sommes distraits, nous ramenons simplement notre attention sur le souffle et reprenons le compte au début. Nous nous entraînons de cette façon sans suivre les pensées, sans les rejeter, sans juger. »
extrait d’une méditation guidée:
Simplement suivre la respiration. Nous pouvons également être pleinement attentifs en suivant les mouvements du corps sur l’inspir et l’expir (montée et descente de l’abdomen, contact de la peau avec les vêtements, etc.). C’est une technique que nous pouvons essayer après avoir compté les cycles de notre respiration pendant un temps.
Rester. Cette technique consiste à marquer un temps en haut de l’inspir et simplement ressentir ce qui se passe avec cet air que nous avons inspiré et avec l’aspect subtil du souffle qui nous remplit de la tête aux pieds. Nous sommes attentifs au corps dans son ensemble et nous restons à l’intérieur de ce corps sans nous occuper de la respiration.
Ces trois formes de méditation constituent une pratique très accessible de la méditation du calme mental, qui utilise le souffle comme support.
La méditation sans support, sans objet
Cette méditation signifie que vous n’utilisez aucun support, aucun concept. Un concept est une sorte de pensée, une idée formée et reliée au passé ou le plus souvent au futur. La première chose à faire pour aborder la méditation non conceptuelle est de comprendre que les pensées relatives au passé ou au futur ont déjà disparu, qu’elles ne sont plus connectées à vous et qu’il n’y a rien à revisiter ou à anticiper. Ces pensées relatives sont comme le rêve de la nuit dernière. Elles ont peut-être laissé une empreinte mais l’empreinte elle-même n’est plus connectée à vous et a disparu. Il faut laisser tomber ce fonctionnement. Comprendre et sentir vraiment qu’il n’y a rien pour vous qui soit connecté au passé ou au futur vous amène vraiment au point de focalisation de samatha.
Ni passé, ni futur, mais que reste-t-il ? Le présent. Il s’agit de demeurer dans l’attention simple au moment présent. Mais qu’est-ce que le présent en fait ? Comment concevoir le présent ? Comment l’attraper, le figurer ? Le futur n’est pas advenu et ce qui vient juste d’arriver appartient déjà au passé. Le présent ne peut pas être représenté, il n’y a rien à penser sur le présent, il est toujours en mouvement et ne peut être saisi. Alors qu’est-ce qu’il reste ? Il reste votre attention ordinaire qui est la nature véritable de l’esprit, une attention sans fabrication, sans élaboration, totalement nue. Voilà ce que c’est. Il n’y a rien à penser, rien à décrire, rien à maquiller, rien à ériger, rien à mettre bas. Voilà la nature de l’esprit, libre de concept, libre de toute élaboration, libre de tout. Il s’agit juste de reconnaître cela et d’y demeurer. Voilà ce qu’est un état de l’esprit non conceptuel.
Dans notre lignée de pratique, le maître indien Tilopa a enseigné les six placements de l’esprit qui s’appliquent principalement à la méditation de shiné et aussi à la méditation du mahamoudra.
Ne te rappelle pas
N’imagine pas
Ne pense pas
N’examine pas
Ne contrôle pas
Demeure et laisse la détente prendre place.
– Nous avons expliqué les premiers points : évoquer ou ressasser le passé nous distrait, nous projeter dans le futur nous déstabilise et nous déconcentre.
– Dans l’instant présent, notre état d’esprit n’a pas besoin de s’améliorer ou de changer, de fabriquer quoi que ce soit. Si nous le faisons nous sommes emportés par les pensées et nous ne pouvons plus demeurer en un point. Il n’y a juste rien à faire.
– N’examinons pas, ne vérifions pas ce que nous sommes en train de faire, ni même de nous dire « Oh, la méditation est là et elle est bien stable. » Laissons-la telle qu’elle est. Tout ce que nous évaluons par rapport ce qui survient tombe dans le jeu des fabrications dualistes avec un sujet et un objet. Le un devient deux – comme dans le jeu des émotions : nous jugeons que quelque chose est bien alors nous sommes contents, si quelque chose est mal alors nous sommes mécontents. N’essayons pas d’examiner quoi que ce soit. Laissons les choses comme elles sont.
– N’essayons pas de contrôler et de faire advenir quoi que ce soit. Pendant que nous demeurons dans un état d’esprit calme, il faut éviter d’examiner encore si nous sommes en paix ou pas, sous peine de retomber dans une fabrication duelle examinatrice. Laissons être ce qui est sans vouloir l’améliorer.
– Demeurons et détendons-nous dans la nature de l’esprit. Laissons-la telle qu’elle est, libre de toute fabrication. Il n’y a aucun besoin de faire quoi que ce soit. Cette merveille est la sagesse primordiale, non élaborée, non contaminée par les mouvements de l’esprit. C’est la tranquillité la plus magnifique et libre dans laquelle nous puissions nous installer.
Voilà les aspects principaux qui décrivent la méditation sans support, la méditation non conceptuelle.
Les obstacles à la méditation
Nous allons maintenant voir les aspects qui posent des problèmes lorsque nous méditons et comment nous pouvons utiliser des perceptions en guise d’antidotes pour surmonter ces obstacles.
Dans un enseignement du Bouddha, il est dit que cinq défauts sont à éviter ou doivent être abandonnés grâce à huit types de perception pendant la méditation.
La paresse. Je ne vais pas décrire ce qu’est la paresse. La plupart d’entre vous le savent. Brièvement, je dirais que c’est un état d’esprit qui n’applique pas facilement la vertu. Ce n’est pas qu’une personne ait des difficultés à manger ou à vaquer à ses occupations, mais c’est qu’elle n’est pas prête à entreprendre des actes vertueux au niveau du corps et de l’esprit.
La perception principale à développer pour contrecarrer la paresse est la dévotion née de la gratitude, de la confiance et de la compréhension du bien-fondé de la pratique.
Ensuite vient la perception juste de situations, puis l’effort enthousiaste et la persévérance à conduire l’esprit à travers les émotions pour faire ce qui doit être fait. Il s’agit d’une souplesse, d’une malléabilité de l’esprit à développer. Voilà les antidotes à la paresse.
L’oubli du support. Souvent pendant une session, on perd le support de la méditation en un instant de distraction où les pensées nous emmènent complètement ailleurs. L’antidote principal à cela est le rappel et la vigilance, c’est-à-dire la claire conscience et la vigilance.
La torpeur et l’agitation mentale sont également contrecarrées par la vigilance.
La non-application / application. C’est le fait de ne pas réagir au moment où l’obstacle est rencontré et de ne pas appliquer l’antidote correspondant. Le remède à cela est de mettre en œuvre la réflexion et l’effort enthousiaste.
Mais il y a aussi un obstacle quand nous voulons réagir, appliquer des antidotes alors que tout se déroule pour le mieux ; c’est-à-dire lorsque nous voulons encore améliorer quelque chose au lieu de juste laisser l’instant tel qu’il est (la non-application).
Il est important de se souvenir de ces cinq obstacles que vous rencontrerez pendant la méditation et des huit perceptions-antidotes que vous pourrez appliquer.
La prochaine édition des Cahiers de la méditation vous présentera la troisième et dernière partie de l’enseignement de Shangpa Rinpoché, relative aux neuf étapes de la méditation du calme mental.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°12 (hiver 2019)
Shangpa Rinpoché a été reconnu comme une incarnation du grand yogi Shangpa, disciple du 15e Karmapa. Il a reçu une formation complète en philosophie bouddhiste, en littérature, en poésie et en histoire ainsi que de nombreux enseignements et initiations de grands maîtres. Abbé de son monastère au Népal, il développe une grande activité dans d’autres régions, de même que dans de nombreux pays du Sud-Est asiatique.
Alors qu’il était de passage à Paris à l’Espace Bouddhiste Tibétain, nous avons suivi son enseignement pendant deux jours.
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