Par Kodo Sawaki
Considéré par plusieurs comme l’un des plus grands maîtres zen du xxe siècle, Kodo Sawaki (1880-1965) n’a pas une vie facile. Orphelin avant l’âge de 10 ans, il débute sa vie dans la rue.
Il est ordonné moine zen en 1897 et passe de nombreuses années dans un ermitage abandonné où il se consacre à la pratique de zazen.
Blessé pendant la guerre russo-japonaise (1904-1905), il revient au Japon en 1908, commence à pratiquer zazen avec rigueur et étudie profondément le Shôbôgenzô de maître Dogen.
Après la Seconde Guerre mondiale, Kodo Sawaki propage son enseignement dans tout le Japon, des grandes villes jusqu’aux villages reculés en passant par les universités et les prisons. Il devient célèbre dans tout le pays pour les sesshin (retraites de méditation intensive) qu’il propose aux gens de tous les horizons, sans faire de distinction ou de discrimination.
Contrairement à la plupart des maîtres zen, Kodo Sawaki a refusé tout au long de sa vie de prendre en charge les monastères qui lui ont été offerts et n’a eu aucun dojo permanent. Il aimait dire que son dojo était un « dojo ambulant » qu’il transportait partout où il allait.
Sa personnalité parfois rebelle et sa tendance à voyager seul sans attaches, sans dojo, lui ont valu le surnom de « Kodo le sans-demeure ».
Cette attitude non formaliste donne au zen un nouveau souffle car trop souvent au Japon, les temples et les dojos, les rituels et les prosternations sont plus importants que la pratique de zazen.
En 1965, juste avant sa mort, Kodo Sawaki confère l’ordination monastique à Taisen Deshimaru, son disciple depuis trente années, et lui demande de continuer son enseignement en répandant le zen en Europe.
Maître Kodo Sawaki est respecté et admiré à travers le Japon pour son approche simple, libre et naturelle du zen.
« Fonder sa pratique dans les illusions, obtenir l’esprit d’éveil avant de le percevoir. »
Maître Dôgen (Gakudôyôjin-shû)[1]:
Les illusions, dans la pratique de la Voie, ont été comparées à un « précieux caillot de sang ». La pratique de la Voie implique quantité de choses, mais zazen demeure toujours au cœur de la vie quotidienne. On dit que pratiquer, c’est barrer le passage aux illusions. Les hommes sont les hommes et quoiqu’on leur dise qu’il n’y a pas de miracle, ils espèrent toujours que leurs vœux seront exaucés et qu’ils obtiendront une récompense pour leurs efforts. Puisque l’homme est ainsi fait, la pratique de la Voie doit se poursuivre au milieu des illusions et vouloir stopper les illusions est le zazen d’un homme ordinaire. Ce dernier pendant zazen immobilise le caillot de ses illusions en voulant les stopper, alors que la bonne méthode est au contraire de le laisser passer. Posons-nous seulement cette question : « Mon action sert-elle la Voie ? ou les illusions ? » Si l’on agit sans discernement, à l’aveuglette, on est exactement comme un chat qui aurait la tête dans un sac de papier et qui se trouverait au milieu de la place de Ginza[2], incapable de distinguer l’est de l’ouest, et qui finirait par mourir sans savoir que faire. Quelqu’un a dit : « Jusqu’à cinquante ans, je suis allé d’obscurité en obscurité. » Voilà une vie bien hasardeuse !
Ces temps-ci, je répète toujours la même chose : l’argent est fait pour être dépensé. Or, à notre époque, beaucoup trop de gens se laissent manipuler et asservir par l’argent. S’ils héritent de leurs parents, ils deviennent esclaves de leur fortune et mènent une vie de gardien de coffre-fort sans jamais rien faire d’autre.
Dans la branche Sôtô du zen, les enfants apprennent par cœur le Gakudôvôjin-shû. Quand ils sont adultes, ils ont encore ce texte en mémoire, mais ne le comprennent pas parce qu’on n’a pas restitué aux mots la substance de la vie quotidienne. Ils voient les mots sans en comprendre le sens. Il faut véritablement vivre les mots.
« Transmettre simplement des mots, faire réciter des noms, enseigner les trésors des autres du matin au soir, tout cela ne vaut rien. » « La parole est verte, le mot n’est pas mûr. » Que ces paroles sont justes ! Soudain, au moment où l’on réalise le zen du Bouddha, comme le dit Dôgen, c’est : « Fonder sa pratique dans les illusions, obtenir l’esprit d’éveil avant de le percevoir. » Devenir bouddha, c’est être tout simplement assis en zazen. Le corps, tel quel, en posture de zazen est Bouddha. Discerner la Voie, c’est la suivre. Pratique et éveil ne font qu’un. Il n’y a pas d’éveil sans pratique.
En pratiquant, c’est-à-dire en pratiquant au milieu des illusions, l’éveil se produit avant d’en être conscient. N’est-ce pas une pratique merveilleuse ? Ensuite, chaque pratique émet une lumière douce qui éclaire l’éveil d’origine. Voilà ce qu’on entend par réaliser le zen du Bouddha. Il est bien sûr évident que lire des livres sans pratiquer n’est d’aucun secours dans la Voie.
On me demande toujours quel livre il faut lire pour comprendre le zen. Si je suis allongé, je réponds sans bouger : « Je suis pressé, venez faire zazen tous les jours. » Ce genre de préoccupation est à mettre dans la rubrique des passions. Le zen c’est « faire ». Le problème est surtout de ne pas commettre d’erreur en « faisant ». Je donne des explications, le plus souvent en prenant les gens par la main et en leur montrant comment s’asseoir. Je suis extrêmement sévère en ce qui concerne la posture.
Dans le dojo de l’université de Komazawa, il y a toujours deux cents étudiants et qu’il y règne un silence aussi profond avec tant de monde m’a toujours étonné. Bien qu’à l’ordinaire tous ces jeunes soient bruyants et grossiers, je n’ai jamais vu un seul d’entre eux pénétrer dans le dojo en fredonnant, ou un mégot à la bouche. Ils ont tous des têtes à ne pas tuer une mouche. Ils entrent en silence, font gasshô et s’assoient. Ceux qui attendent à la sortie et qui n’ont pas encore pratiqué zazen sont étonnés. Un groupe se comporte exactement comme un feu de charbon. Une braise enflammée que l’on n’attise pas s’éteint toute seule. Un gros tas de braises devient un brasier ardent. Une personne qui tousse, se mouche ou change de jambe doit le faire discrètement. Quand on est nombreux, chacun doit prendre sur soi de ne pas déranger les autres, en vertu de quoi on obtient une atmosphère unique. Cela ne dépend pas de moi, mais de chaque membre du groupe.
Dans les temples zen, le grand nombre de participants empêche de fléchir. Moi-même je tiens bon grâce aux étudiants et c’est réciproque. Quand on est cinquante, on est cinquante à résister. Quand on est cent, on est cent à résister, alors l’atmosphère est terrible ! C’est précisément par cette ambiance que l’on reconnaît un dojo de la Voie du Bouddha. En vivant cette expérience, l’expérience de zazen, on incarne les six perfections : « Le rayon de lune traverse l’eau claire d’un cœur sans souillure, même si les vagues le brisent, il continue de briller. » La vie quotidienne devient limpide comme de l’eau pure. Quand zazen a été limpide, il est impossible de quitter l’ambiance du dojo en chantant à plein gosier ou de boire un verre d’alcool, sous peine de tomber raide sur le sol.
Zazen c’est aussi pratiquer les préceptes ici et maintenant. Maintenant ! Maintenant ! Maintenant : la vie est une suite de « maintenant ».
Zazen, c’est s’asseoir sans rien désirer. On parle d’éternité, mais l’éternité selon la Voie du Bouddha, c’est pratiquer ici et maintenant. Si j’arrive à vous faire comprendre cela au plus profond de vous-même, vous ne vivrez pas jusqu’à cinquante ans dans l’obscurité ! Mais si vous ne saisissez pas ce point essentiel, vous ne pouvez pas suivre la Voie du Bouddha. Zazen c’est aussi pratiquer les préceptes ici et maintenant. Maintenant ! Maintenant ! Maintenant : la vie est une suite de « maintenant ».
En faisant zazen, vous faites corps avec l’univers et l’essence de toutes choses et vous êtes par conséquent sans ego. Quand vous abandonnez votre ego, vous incarnez la patience et cela revient à dire que zazen est patience. Il vous faut faire ce qui est dans la Voie et ne pas faire ce qui n’y est pas, ce qui donne des bases solides à votre vie quotidienne et demande beaucoup d’énergie. En vivant conformément à la Loi du Bouddha, vous portez des jugements lucides et pleins de sagesse. C’est ainsi que les six grandes vertus et les dix mille pratiques s’accomplissent parfaitement dans notre corps. Le corps signifie le corps du zen du Bouddha. Cela revient à dire que les six perfections et les dix mille pratiques ainsi que toutes les pratiques de la Voie du Bouddha sont contenues dans le zen du Bouddha. Les deux phrases de ce verset sont extrêmement importantes, je pense qu’elles sont le cœur du poème.
[1] Extrait de « Étude et traduction du Gakudôyôjin-shû : Recueil de l’application de l’esprit à l’étude de la Voie du maître Zen Dôgen », une thèse de Hoang-Thi-Bich. [2] Place centrale de Tokyo. À partir de l’ère Meiji, Ginza devient un quartier en vogue où le siège des grandes sociétés modernes de commerce et de communication, ainsi que les restaurants de style européen, côtoient les vieilles enseignes traditionnelles.
Extrait du Chant de l’Éveil paru aux Éditions Albin Michel
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°20 (Hiver 2021-22)
Considéré par plusieurs comme l’un des plus grands maîtres zen du xxe siècle, Kodo Sawaki (1880-1965) n’a pas une vie facile. Orphelin avant l’âge de 10 ans, il débute sa vie dans la rue.
Il est ordonné moine zen en 1897 et passe de nombreuses années dans un ermitage abandonné où il se consacre à la pratique de zazen.