On ne pourrait plus à notre époque, dans les dojos zen, donner des coups de bâton et pousser des cris (Kvatz !) comme c’était le cas en Chine à l’époque des Tang (618-907). C’est ce que l’histoire a retenu.
Cependant, l’éducation zen en cette ère des Tang passait essentiellement par des dialogues : le maître posait une question, par exemple : « D’où venez-vous ? », ce qui avait une signification bien plus profonde que la région où vivait le disciple, et à la réponse du disciple, le maître répondait souvent par une autre question, une sorte de kôan (une énigme) que le disciple devait résoudre. Il se passait parfois plusieurs années avant qu’il ne trouve la réponse. Ou bien le disciple interrogeait le maître, et celui-ci répondait par un kôan. C’était en tous les cas au disciple de fournir lui-même la réponse. Ces kôans ont été par la suite collationnés dans des livres tels que le Recueil de la falaise verte, aussi bien dans l’école Soto que Rinzai, où les plus célèbres dialogues de maîtres renommés comme Lin-Tsi, Ma-tsu ou Houang-po ont été rassemblés.
L’éducation zen passait également par l’étude et la pratique des règles monastiques, qui tenaient lieu de Vinaya. La création de ces règles est attribuée par la tradition au maître Hyakujo (720-814), célèbre pour sa formule « Un jour sans travail, un jour sans manger », les moines chinois cultivant alors leur potager. Elles nous sont parvenues à travers divers recueils, dont le plus connu est le Zennen Shingi (1103). Elles furent ensuite reprises au Japon par les fondateurs de l’école Sôtô, Dôgen Zenji et Keizan Zenji, qui ont rédigé leurs propres corpus de règles. Dans les Instructions au cuisinier zen, par exemple, maître Dôgen décrit l’état d’esprit qui doit régner dans les cuisines. Chaque action de la vie quotidienne dans le monastère était régulée, du zazen aux cérémonies et aux repas, ce qui est toujours le cas de nos jours.
Pour compléter la formation des disciples, les maîtres en Chine les envoyaient souvent chez d’autres maîtres, Sôtô ou Rinzai. La coutume était de partir en pérégrinations pour interroger des maîtres et perpétuer la tradition des dialogues.
Le maître
Maître Dôgen dit dans le Gakudoyojin-shu [1] que notre façon de pratiquer la Voie dépendra de la qualité vraie ou fausse de notre maître.« Le disciple est comme le morceau de bois ; le maître est semblable au charpentier. Un morceau de bois, si beau soit-il, ne resplendira pas dans toute sa beauté si on ne lui trouve pas un bon artisan. S’agirait-il même d’un bois tordu, dès lors qu’on découvre une main experte, la merveilleuse habileté de cette dernière aura tôt fait de s’y révéler. » Il dit aussi que lorsqu’on n’a pas de vrai maître, mieux vaut ne pas étudier. Un vrai maître, dit encore maître Dôgen, peu importe son âge, il faut seulement qu’il ait pénétré le Dharma et qu’il ait obtenu la certification d’un vrai maître. « Chez lui, ce ne sont point les mots écrits qui importent ; il faut qu’il ait une détermination qui dépasse extraordinaire et une volonté qui dépasse la mesure…. Celui dont les actions et la compréhension se répondent parfaitement, celui-là est un vrai maître. » Il nous faut trouver un vrai maître, un vrai sage qui puisse nous guider. À quoi le reconnaît-on ? Parfois on examine son comportement, sa manière d’être. Parfois on sait immédiatement : « C’est mon maître. » Ce fut mon cas quand j’ai rencontré maître Taisen Deshimaru, et bien plus tard, après sa mort, Egawa Zenji.
L’attitude d’esprit du disciple
Ainsi que le dit également maître Dôgen dans le Gakudoyojin-shu: « Le pouvoir du Dharma se manifeste selon que vous êtes nourri par un maître et que vous pratiquez ou non avec lui. (…). Cependant il ne faut pas, tandis que vous l’écoutez, ramener ses instructions à vos conceptions personnelles. Si l’on faisait ainsi, on ne pourrait saisir ses instructions et son enseignement resterait hors d’atteinte. » Il importe donc d’avoir l’esprit ouvert, réceptif, prêt à recevoir des choses nouvelles. Si on ramène tout à ses conceptions personnelles, à ses points de vue inébranlables, même sur le bouddhisme, le zen, on ne laisse pas de place à la transformation intérieure, pas de place pour que l’enseignement nous touche, nous éveille à une plus vaste dimension. Si on est un bon réceptacle pour la Voie, tout devient possible et on peut se libérer de ses conditionnements antérieurs.
Maître Dôgen dit ensuite que lorsque nous pratiquons avec un maître, et recevons ses instructions sur le Dharma, il nous faut purifier corps et esprit, ouvrir les yeux et les oreilles pour recevoir son enseignement sans émettre aucun jugement.
Il dit également dans le Shôbôgenzô Zuimonki [2] : « Beaucoup de gens disent que bien qu’ils écoutent les paroles de leur maître, ils ne sont pas d’accord avec sa pensée. J’avais un compagnon de pratique qui refusait systématiquement les paroles de son maître. L’ayant observé, j’ai vu que l’attitude pour étudier la Voie doit être totalement différente de cela. Aussi j’ai suivi l’enseignement de mon maître et je me suis éveillé. »
Mais le maître n’apporte pas de réponse toute faite. C’est toujours au disciple, à la fin, de trouver sa propre réponse aux grandes questions de la vie et de la mort.
Ainsi, le maître de Kyôgen, Isan (771-853) lui dit un jour : « Tu es intelligent et érudit, dis-moi donc quelques mots, non ceux que tu as étudiés dans les textes, mais ceux qui existaient avant la naissance de tes parents. » Kyôgen fut incapable de répondre. Il finit par demander à Isan de lui fournir la réponse, mais celui-ci lui répondit : « Ce n’est pas que je refuse de le dire pour toi, mais si je le faisais, tu m’en voudrais plus tard. » Des années passèrent ainsi. Kyôgen partit vivre en ermite dans la montagne. Un jour, alors qu’il balayait, un morceau de tuile heurta un bambou. En entendant ce caillou claquer contre le bambou, il obtint soudain le grand éveil. Il se prosterna en direction du mont où vivait son maître et dit : « Grand maître, si jadis vous m’aviez donné une réponse, comment cela aurait-il pu se produire maintenant ? La reconnaissance que je vous dois est infinie. »
À la fin, comme le dit un maître : « Toute ma vie, j’ai vendu de l’eau au bord de la rivière. »
[1] Gakudoyojin-shu, Editions AZI, 1986.
[2] Enseignements du maître zen Dôgen, trad. Kengan Denis Robert, Éditions Sully, 2001.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°26 (Été 2023)
Ordonnée nonne en 1971 par maître Taisen Deshimaru, Katia Kôren Robel travaille dans les années qui suivent notamment à la publication des textes du maître. En 1982, elle commence à enseigner au Dojo Zen de Paris, puis au temple zen de la Gendronnière et dans des retraites (sesshin) en France et en Europe. En 2003, elle reçoit la transmission du Dharma (shiho) de maître Shinzan Egawa et devient enseignante certifiée (kyoshi) de l’école Sôtô japonaise. Présidente de l’Association Zen Soto, elle enseigne principalement au temple de Myô-Unji en Bourgogne et à Paris.
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