Par Amy Schmidt et Sara Jenkins
L’histoire traditionnelle du Bouddha Gautama est l’archétype même du parcours héroïque : il laissa derrière lui femme et enfant et renonça au monde ordinaire pour mener une vie sainte. Dipa Ma suivit une orientation identique mais avec un tournant inattendu : elle revint à une pratique domestique, à la maison, en vivant son Éveil dans un simple appartement de ville, avec sa fille.
Une vie, des épreuves
Nali Bala Barua, que l’on connaîtra par la suite sous le nom de Dipa Ma, est née en 1911 dans un village de la plaine de Chittagong qui fait aujourd’hui partie du Bangladesh. Bien que très intéressée par le bouddhisme dès son plus jeune âge, elle n’eut pas l’occasion de s’engager dans un entraînement spirituel avancé.
Son enfance est celle d’une fille ordinaire de cette région de l’est du Bengale. À 12 ans, elle est mariée à Rajani Ranja Barua, un ingénieur deux fois plus âgé qu’elle, qui la laisse seule une semaine après le mariage afin de pouvoir travailler. Après deux années solitaires passées dans la maison de ses beaux-parents, elle déménage à Rangoon pour rejoindre son mari. Pour le plus grand malheur du couple, la jeune femme ne parvient pas à tomber enceinte. Dans la même période, elle perd sa mère tandis qu’elle s’adapte encore à peine à sa nouvelle vie. Au cours de ces épreuves, son mari se montre patient, aimant et sage. Le couple adopte le très jeune frère de Dipa Ma, Bijoy, et Rajani suggère à sa femme éplorée qu’elle considère chaque personne rencontrée comme son propre enfant.
Elle finit par donner naissance à un enfant longtemps attendu – une petite fille qui fut appelée Dipa. C’est ainsi que Nali Bala Barua reçut le surnom de « Dipa Ma », la mère de Dipa. Le mot Dipa signifie « lumière ou lampe du Dharma » : ainsi le nom de « mère de la lumière » réunit deux aspects essentiels de sa vie – la pratique de l’enseignement du Bouddha, et son rôle de mère.
Cependant, à l’âge d’environ 45 ans, alors que Bijoy avait grandi et quitté le foyer familial, son époux mourut brusquement, la laissant anéantie. Pendant plusieurs années, elle ne put quitter le lit, affectée par une maladie de cœur et de l’hypertension, à peine capable de prendre soin d’elle-même et de sa fille ; elle pensait mourir si elle ne trouvait pas rapidement un moyen de se libérer de son fardeau et de son chagrin. Elle se décida à apprendre la méditation car elle était convaincue que c’était la seule possibilité de s’en sortir. Peu après, elle fit le rêve que le Bouddha lui chantait doucement ces versets du Dhammapada :
Piyato javati soko/ Piyavato jayati bhayam/ Piyatovippamuttsassa/ Natthi soko kuto bhayam (« S’agripper à ce qui nous est cher, apporte de la tristesse./ S’agripper à ce qui nous est cher, apporte de la peur./ Pour celui qui est libre de l’affection,/ Il n’y a ni peine ni peur »).
Entre maison et centre de méditation
En se réveillant de ce rêve, Dipa Ma ressentit une calme détermination à se consacrer totalement à la pratique contemplative. Elle confia tous ses biens laissés par son mari à un voisin de confiance, auquel elle demanda de s’occuper de sa fille, et s’organisa pour aller au centre de méditation Kamayut, situé à Rangoon, dans l’intention d’y passer le reste de sa vie.
Tôt le matin de son premier jour au centre, on donna à Dipa Ma une chambre, des instructions de base et on lui demanda de rejoindre le hall de méditation en fin d’après midi. Alors qu’elle était assise en méditation tout au long de la journée, sa concentration s’approfondit. Ce n’est qu’au moment de rejoindre le hall de méditation qu’elle se sentit brusquement immobilisée, incapable de bouger la jambe. Pendant plusieurs minutes, elle ne put même pas lever un pied, ce qui la déconcerta. Elle réalisa en définitive qu’un chien lui avait bloqué la jambe, l’enserrant dans sa mâchoire. Il l’immobilisait et la mordait. Surprenant ! La concentration établie pendant ces quelques heures de pratique avait modifié sa sensibilité à la douleur. Le chien fut chassé par les moines et Dipa Ma fut conduite à l’hôpital pour recevoir des injections contre la rage, avant de retourner dans sa maison pour une petite convalescence.
Une fois rentrée à la maison sa fille, désespérée, ne lui permit pas de repartir.
Dotée d’un esprit pratique, Dipa Ma, pleine de ressources, reconnut que son chemin spirituel devrait prendre une forme différente de celle envisagée au départ. Utilisant les instructions reçues à Rangoon, elle médita à la maison, assidûment, patiemment, s’engageant dans la pratique de l’attention, moment après moment.
Après plusieurs années, Munindra, un ami de la famille qui vivait non loin, encouragea Dipa Ma, alors âgée de 53 ans, à venir dans le centre de méditation où il étudiait sous la conduite du maître renommé Mahasi Sayadaw. Au bout de trois jours passés sur place, elle entra dans une concentration très profonde. Son besoin de sommeil disparut ainsi que celui de manger. Dans les jours qui suivirent, elle traversa les étapes classiques décrites par la tradition comme précédant l’Éveil. À la première phase, sa pression artérielle redevint normale, ses palpitations cardiaques diminuèrent radicalement et cette faiblesse qui l’empêchait de monter les escaliers lestement fut remplacée par une vitalité énergique. En définitive, le fardeau qu’elle avait porté pendant si longtemps disparut, ainsi que le Bouddha l’avait prédit dans son rêve.
Le reste de cette année-là, Dipa Ma fit des allers retours entre sa maison et le centre de méditation, où elle traversa rapidement les autres phases de l’Éveil [1]. Les personnes qui la connaissaient étaient fascinées par sa transformation, la faisant passer de la femme chétive et accablée de douleur à une femme calme, forte, rayonnante de vitalité et de bien-être.
Les maîtresses de maison, premier cercle de disciples
Inspirés par sa transformation, la famille et les amis de Dipa Ma ainsi que sa fille la rejoignirent peu à peu au centre de méditation. Une des premières à la rejoindre fut la sœur de Dipa Ma. Bien qu’elle eût huit enfants dont cinq vivaient encore à la maison, elle réussit à trouver du temps pour pratiquer avec sa sœur pendant presque une année. Pendant les vacances scolaires, les deux mamans avaient autour d’elles jusqu’à six enfants. Tous vivaient ensemble en famille mais en suivant une discipline stricte de retraite, pratiquant en silence, évitant les contacts visuels et prenant le dernier repas de la journée avant l’heure de midi.
La famille déménagea à Calcutta dans un petit studio précaire. La nouvelle se répandit bientôt en ville qu’un maître de méditation accompli était arrivé de Birmanie. Des femmes tentant de concilier une pratique spirituelle avec la gestion ininterrompue de leur maisonnée vinrent trouver Dipa Ma, lui demandant des instructions afin de pratiquer. Elle put offrir à chacune un enseignement individualisé et adapté à l’ensemble du quotidien—mais sans concession à propos de l’agitation et l’affairement.
La longue carrière de Dipa Ma en tant qu’enseignante et guide des maîtresses de maison avait déjà commencé en Birmanie. L’une de ses premières étudiantes, Malati, était une veuve et une mère isolée qui avait six jeunes enfants à charge. Dipa Ma inventa des pratiques que Malati pouvait faire en présence des enfants comme par exemple s’entraîner à une complète attention de l’esprit à la sensation de son nourrisson tétant le sein. Et comme Dipa Ma l’avait pressenti, Malati atteignit la première étape de l’Éveil en pratiquant la pleine attention lors de l’allaitement de son bébé.
À Calcutta, Dipa Ma rencontra nombre de situations similaires : Sudipti, une femme qui se bagarrait pour monter une petite affaire, s’occupait dans le même temps de son fils atteint d’une maladie mentale et de sa mère invalide. Lors de leur première rencontre, Dipa Ma avait demandé à Sudipti si elle pourrait méditer là, maintenant, pendant cinq minutes. « Je me suis assise avec elle », se rappelle Sudipti. « Alors, elle m’a donné les instructions de méditation, quoi qu’il en soit, même si je pensais ne pas avoir le temps. Je me suis débrouillée pour trouver cinq minutes par jour et j’ai suivi les instructions. Et avec ces cinq minutes quotidiennes, j’ai senti une grande ouverture. J’étais capable de trouver de plus en plus de temps pour méditer et j’ai pu rapidement méditer plusieurs heures par jour, pendant la nuit, parfois toute la nuit, après le travail. J’ai trouvé une énergie et un temps que je ne pensais pas avoir. »
« Chaque dilemme peut être accepté comme un cadeau, nous défiant de trouver, encore et encore, le juste milieu où rien ne se situe en dehors de la compassion. »
La pratique des mères de famille avec Dipa Ma pouvait être aussi exigeante que la vie monacale. Aimante mais solide, Dipa Ma demanda que les étudiants suivent les cinq préceptes et ne dorment que quatre heures par nuit, ainsi qu’elle l’avait expérimenté. Les étudiants méditèrent de nombreuses heures par jour, lui relatant plusieurs fois par semaines leurs expériences. À l’initiative de Dipa Ma, ils entreprirent de faire des retraites auto-guidées.
Un enseignement naturel
« Son esprit ne faisait pas de distinctions », dit Jacqueline Mandell, enseignante de méditation. « Méditation, maternage et pratique se mêlaient les uns les autres sans effort. Ils étaient tous semblables. Ils étaient un tout. Il n’y avait pas de lieux spécifiques pour pratiquer, pas de circonstances particulières, rien en particulier. Tout était Dhamma. » Elle poussa ses étudiants à faire en sorte que chaque moment compte, et insista afin d’amener la pleine attention dans des activités telles que la cuisine, passer le fer à repasser, discuter, ou toute autre activité de la journée. Elle disait souvent que l’ensemble du chemin de la pleine attention est tout simplement une prise de conscience de ce que vous êtes en train de faire.
Dès son réveil le matin, elle bénissait tous ceux avec qui elle était en contact, y compris les animaux, voire des objets inanimés. Elle bénissait toute personne qu’elle rencontrait de la tête aux pieds, insufflant, chantant, caressant ses cheveux. Ses étudiants se souviennent d’avoir littéralement baigné dans l’amour, une sensation si forte et profonde qu’ils ne voulaient pas que ça s’arrête.
« Elle incarnait ce à quoi je voulais profondément ressembler. En tant que femme responsable d’un foyer, j’ai senti que si elle pouvait le faire, moi aussi. » Michele McDonald-Smith
Les pratiquants laïcs se retrouvent souvent tiraillés entre la pratique spirituelle et les besoins de la famille, du travail et de la vie en société. Nous savons que ces dilemmes récurrents ne peuvent être résolus en fractionnant des parties de notre vie, en pesant le pour et le contre, et pourtant nous nous perdons facilement dans ces moments de choix. L’image de Dipa Ma peut alors résider dans nos cœurs peut-être, comme le rappel que nous n’avons pas à choisir. Chaque dilemme peut-être accepté comme un cadeau, nous défiant de trouver, encore et encore, le juste milieu où rien ne se situe en-dehors de la compassion.
Le chemin de Dipa Ma n’était pas rattaché à un endroit en particulier, une enseignante, un mode de vie ou un modèle monastique. Le monde était son monastère ; materner et enseigner étaient sa pratique. Famille et méditation étaient étreintes conjointement dans un cœur qui refusait résolument de créer des divisions dans la vie. « Elle m’a dit : ‟être une épouse, être une mère – voilà ce qu’ont été mes premiers professeursˮ », se souvient Sharon Kreider, une mère qui étudia avec Dipa Ma. « Elle m’a enseigné que quoi que l’on fasse, que l’on soit enseignante, épouse, mère – tout est noble. Tout est égal. »
Non seulement Dipa Ma est devenue la « sainte patronne des mères de famille », comme l’a surnommée un étudiant, mais elle a aussi incarné le fait d’« être la pratique » plus que de « faire la pratique ». Pour Dipa Ma il y avait simplement la pratique d’être présent, pleinement éveillé, en permanence, en toute situation ; une preuve vivante que la nature de l’esprit est présence.
Lorsqu’elle mourut en 1989, Dipa Ma avait plusieurs centaines d’étudiants à Calcutta et un grand groupe de disciples occidentaux. Un flot continu de visiteurs se rendaient à son appartement dès l’aube et ce, jusque tard dans la soirée. Elle ne refusait jamais personne. Quand sa fille l’exhortait à prendre davantage de temps pour elle-même, Dipa Ma lui répondait : « Ils ont faim de Dhamma, alors laissons-les venir. »
L’influence de Dipa Ma fut largement ressentie aux États-Unis, en partie grâce aux relations qu’elle entretenait avec les trois fondateurs de l’IMS (Insight Meditation Society). Elle fut le premier maître de Joseph Goldstein et de Sharon Salzberg, ainsi que l’une des enseignantes de Jack Kornfield. Ce dernier se souvient que la première question de Dipa Ma était toujours : « Comment vous sentez-vous ? Comment va la santé ? Mangez-vous bien ? » Peu importe qui arrivait là et l’état dans lequel il se trouvait, Dipa Ma établissait un contact plein d’amour. Salzberg et Goldstein la qualifient tous deux comme étant la personne la plus aimante qu’ils aient jamais rencontrée.
Joseph Goldstein dit qu’avec Dipa Ma il n’y avait aucun sens à ce que quelqu’un essaie d’être conscient ; il n’y avait juste que la pleine attention en action. Il se souvient que lorsqu’il vit Dipa Ma pour la dernière fois, elle lui dit qu’il devrait s’asseoir deux jours durant – non pas une retraite de deux jours, mais rester assis pendant deux jours d’affilée. « J’ai commencé à rire, car cela semblait tellement au-delà de mes capacités. Mais elle m’a regardé alors avec une profonde compassion, et a juste dit : ‟Ne sois pas paresseux !ˮ »
Témoignage : « Lâchez prise »
Par le père Théophane, auteur de Tales of a Magic Monastery
Je suis arrivé dans le grand hall, en espérant entendre la conférence du maître de la retraite. Mais une nonne d’âge mûr présidait la conférence. Les autres invités étaient assis par terre, ici et là, d’autres allongés sur le dos. J’aurais habituellement pris place au fond de la pièce, mais le sourire de bienvenue que m’adressa alors cette nonne m’attira au point que je me suis vu me déplacer afin de me présenter à elle. Tandis que je commençais à parler, quelqu’un vint jusqu’à moi et me souffla : « Ça ne sert à rien — elle est sourde, sourde comme un pot. »
Légèrement embarrassé, je me suis assis. Mais son sourire m’avait mis à l’aise. Je me sentais bien d’être là. Je n’étais pas sûr de ce que j’attendais. Aussitôt, j’ai entendu ces mots : « Lâchez prise. » Je ne savais pas d’où ils provenaient. Lorsque je l’ai regardée, elle me souriait si doucement. Mais tous les mots étaient sur le mode impératif.
J’ai lâché prise. Au départ, c’était juste physique. Mais bientôt, je vous le dis, je lâchai véritablement prise. Dans cette pièce, puis dans les jours qui suivirent, j’ai lâché les fardeaux et les tourments de plusieurs années. J’ai lâché les ressentiments et les peurs. Puis j’ai continué à lâcher les mots et le silence. J’ai lâché prise de la camaraderie et de la solitude. De la tristesse et de la joie. J’ai lâché le vice pour la vertu. Maladie et santé. Enfermement et liberté. Trouble et paix. J’ai lâché prise de tout cela.
C’était il y a trois ans. Mais j’étais revenu chaque soir depuis ce jour-là. À chaque fois, la présence encourageante de Dipa Ma. « Lâchez prise. »
↑ [1] Telles que décrites dans le Visuddhimagga. La tradition theravada reconnaît 4 étapes caractéristiques, chacune d’entre elles donnant lieu à des changements précis et reconnaissables de l’esprit.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°5 (Hiver 2018)
Amy Amita Schmidt fait partie de l’Insight Meditation Society (New York) et enseigne la méditation Vipassana depuis quinze ans dans tous les États-Unis. Sara Jenkins est auteure de nombreux livres sur le bouddhisme.