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 Diffuser la connaissance


Sagesses Bouddhistes : Quelle a été votre première édition ?

Pierre Crépon : Je travaillais au départ chez Retz, un éditeur parisien, comme rédacteur en chef d’une revue trimestrielle : Énergie santé. C’était en 1988, il y a plus de trente ans, nous étions précurseurs dans le domaine. Au bout de quatre ans, Retz a arrêté la revue et ils m’ont proposé de la reprendre. C’est ainsi que nous avons créé les éditions Sully en 1992, spécifiquement pour cette revue. Elle était quasiment sans insertions publicitaires, avec un modèle économique fondé uniquement sur les abonnements. En 1994, nous avons sorti les premiers livres sur la santé avec des auteurs que nous connaissions.

L’ostéopathie. À l’époque, l’ostéopathie n’était pas reconnue ; nous étions très en avance sur le sujet. On nous a proposé de publier l’autobiographie du fondateur de l’ostéopathie, Andrew Taylor Still : personne n’aurait accepté un tel projet à ce moment-là. Avec les ostéopathes, le contact s’est créé immédiatement étant donné que nous avions nous aussi une approche holistique par la pratique de la Voie. Avec un autre éditeur, un éditeur médical par exemple, cela aurait été complètement une autre approche, un autre esprit, tandis qu’avec nous, ils se sentaient en confiance; on avait les mêmes références, on se rencontrait, on pouvait devenir amis et partenaires. Au fil des années (25 ans et une soixantaine d’ouvrages), nous sommes devenus les éditeurs de référence pour les professionnels de l’ostéopathie. À présent, étant donné que l’ostéopathie s’est beaucoup développée, nous ne sommes plus les seuls sur le marché. Mais c’est ce qui nous a permis de vivre et de financer nos éditions sur le bouddhisme, qui ne sont pas nécessairement les plus lues.

 

Chaque nouveau livre est un pari : quel tirage, quelles ventes, quelle fabrication ? Comment faut-il faire sur la durée ?

Par exemple, l’ostéopathie n’est pas « grand public », nous sommes dans la niche des professionnels avec un nombre limité de praticiens en France : on imprime 1 000 exemplaires dont on sait qu’ils mettront un certain nombre d’années à se vendre. D’autres livres se vendent beaucoup plus vite, donc nous les réimprimons, surtout à l’ère du numérique, où le coût de réimpression des petites quantités est abordable.

Maintenant, quand un livre tiré à 1 000 exemplaires arrive à épuisement du stock au bout de 10 ou 12 ans, c’est qu’il n’est plus d’actualité. Par exemple, nous avions publié, dans le domaine de la santé, deux livres sur les jus d’herbes et les compléments alimentaires ; aujourd’hui il en sort 15 sur le même sujet simultanément sur le marché. Un retirage n’a plus de sens.

C’est aussi pour cela que nous avons arrêté la revue, dont le sous-titre était « Du biologique au spirituel ». Vingt ans plus tard, beaucoup de thèmes que nous abordions étaient devenus grand public et plus encore maintenant. Notre raison d’être était de faire connaître cette approche de la santé, notre mission s’arrêtait donc là. On s’était mis à faire autre chose : nos premiers livres sur le bouddhisme.

 

Il existe maintenant de très nombreux titres bouddhistes disponibles sur le marché et de très nombreux auteurs. Quelle est la position de Sully ?

Oui, il en existe déjà beaucoup. Ce sont des livres de premier accès, disons pour les débutants. Ils continuent d’être distribués par des grandes maisons d’édition. Ce n’est pas notre vocation, notre créneau. Nous, nous avons vocation à faire des livres qui ne se vendent pas ! (rire général) En tous cas, des livres qui permettent d’aller plus loin, de creuser, des livres un peu plus pointus, comme nos livres d’ostéopathie, tournés vers un public plutôt professionnel. Les ouvrages que l’on édite sur le bouddhisme s’adressent à des personnes qui sont déjà dans une connaissance un peu avancée. Notre vocation d’éditeur c’est ça : approfondir. Ce qui ne veut pas dire que si l’on nous proposait quelque chose de bien, dont on est sûr qu’il va se vendre, nous ne l’accepterions pas.

Quand je travaillais aux éditions Retz, le bureau se situait du côté des Halles à Paris. Et de la fenêtre on voyait d’un côté la Samaritaine et de l’autre l’église Saint-Eustache ; l’éditeur, François Richaudeau, disait : « C’est cela l’édition, il y a les deux aspects ! » Ce qui nous intéresse c’est de publier des ouvrages fondamentaux, comme le Shôbôgenzô[1], et de trouver par ailleurs les finances pour le faire. Pour cette raison, entre autres, depuis cinq ans environ, nous publions sur la culture japonaise.

 

Pourquoi sur la culture japonaise ?

Nous avions repéré un livre sur le Wabi-Sabi (notion esthétique japonaise sur la beauté des choses simples, éphémères, liée à l’art du thé) et nous l’avons édité pour la France. Des éditions de ce type regroupent notre intérêt personnel pour la culture japonaise et l’aspect économique : l’engouement des gens pour le sujet est assez large et nous permet de publier des livres dont nous savons qu’ils se vendront mieux, sans prétendre à être des best-sellers. Un aspect important est qu’il existe un lien très fort entre le bouddhisme zen et la culture japonaise. Je le vois avec des Japonais qui sont laïcs : ils connaissent des notions bouddhistes sans même savoir que c’est bouddhiste! C’est l’inconscient collectif de la culture japonaise. Un livre comme Wabi-Sabi va intéresser pas mal de gens et diffuser beaucoup d’idées qui vont dans le sens du Dharma.

Le constat est identique quand certains ostéopathes parlent de l’assise avant de travailler. Un autre ostéopathe se réfère au livre Le zen et l’art de la motocyclette (un best-seller des années 1990). Dans les différents livres que l’on publie, il y a une même vision du monde, il y a une cohérence et des passerelles entre les différents domaines. Cette cohérence interne, dont le cœur est pour nous la pratique du zen, est elle-même reliée à la culture japonaise et àl’idée de non-dualisme. Le cœur du zen, c’est le non-dualisme, et le cœur de l’ostéopathie, c’est aussi le non-dualisme du corps et de l’esprit. Même si c’est une tradition différente – l’ostéopathie est américaine à l’origine – on retrouve cette cohérence. Et ça permet d’avoir un équilibre financier général !

 

… Des graines d’enseignements 


« Dans la position du lotus, les méditants sont assis bien droit et vers l’avant, leur colonne vertébrale droite et le poids du corps reposant sur les tubérosités des ischions et sur les cuisses. Quel en est l’effet ? Ils ont suspendu leur mécanisme respiratoire primaire entre ciel et terre – l’ensemble du mécanisme, de la voûte crânienne au sacrum, est littéralement suspendu dans l’espace. (…) Lorsqu’ils se trouvent dans cette position, ils sont littéralement dans un état d’autotraitement. » (Rollin Becker, ostéopathe, La vie en mouvement)

 


« La relation entre le vide et la tranquillité est importante à comprendre. Ils ne sont pas la même chose, mais ils ne sont pas différents. Le vide est le fondement implicite et la tranquillité est le fondement rendu explicite. (…) De même, en biodynamique crânio-sacrée, des forces universelles de marée sont perçues comme émergeant d’une profondeur de tranquillité et ce sont ces forces qui ordonnent et maintiennent la forme humaine. »

(Franklyn Sills, ostéopathe, Fondements de biodynamique crânio-sacrée)

 


 « Le wabi-sabi signifie aller d’un pas léger sur la planète et savoir apprécier ce que l’on rencontre en chemin, même le plus insignifiant, au moment où on le rencontre. "Pauvreté matérielle, richesse spirituelle" sont des mots qui expriment pleinement le wabi-sabi. En d’autres termes, celui-ci nous incite à cesser de nous préoccuper de tout ce qui a trait au succès (richesse, position sociale, pouvoir et luxe) et à goûter la vie désencombrée. »

« Le wabi-sabi consiste précisément à trouver l’équilibre subtil entre le plaisir que nous retirons des choses et celui que nous retirons de notre liberté par rapport aux choses. » 

(Leonard Koren, Wabi sabi à l’usage des artistes, designers, poètes et philosophes)

 


L’édition bilingue du Shôbôgenzô est une véritable aventure éditoriale commencée en 2003. Huit tomes ont été publiés en douze ans, et la seconde mouture, l’intégrale bilingue de l’œuvre, japonais-français, vient juste d’être imprimée sur plus de 1 800 pages. Quel est votre sentiment maintenant que vous avez le livre en main ?

Pierre Crépon : Vous savez, quand c’est fini… c’est fini (rires). En premier lieu nous rendons hommage à la traductrice, Yoko Orimo, qui a mené un travail absolument remarquable. Elle a consacré sa vie entière au Shôbôgenzô. Elle n’a pas été soutenue par une institution et les éditions Sully l’ont aidée autant que possible. C’est pour cela que ça a été un grand travail à la fois matériel, intellectuel et spirituel.

Brigitte Crépon : 1 800 pages… C’est une aventure qu’on ne regrette pas ! C’est extrêmement précieux. Tout ce travail nous a beaucoup apporté.



Des centaines d’heures de relecture, d’échanges avec la traductrice, une immersion complète dans le texte de Dôgen. Pourquoi une traduction bilingue ?

Pierre : Toute la traduction a été reprise parce qu’elle a évidemment évolué en 15 ans. On évolue d’abord intérieurement, et au niveau du travail lui-même, on cherche à peaufiner. Une traduction n’est jamais vraiment définitive. Pour cette raison, nous avons pris la décision de publier aussi le texte japonais de Dôgen en vis-à-vis de la version française. C’est une première mondiale. Il y a je crois cinq éditions anglaises complètes, mais aucune n’est bilingue. Ici, les paragraphes des textes français et japonais sont numérotés pour se repérer facilement.

Brigitte : La particularité avec ce livre est que chaque passage nous apportera une certaine compréhension et qu’en relisant un passage un mois après, on en aura une nouvelle compréhension. C’est un enseignement vivant qu’on redécouvre en permanence. C’est vraiment extraordinaire : c’est quand même l’œuvre du fondateur du zen, on pourrait donc dire dans ce sens qu’il s’agit de la « bible » du zen.

Pierre (en ouvrant Shôbôgenzô au hasard et choisissant un extrait) : « De même les oiseaux qui volent dans le ciel ne sauraient imaginer même dans un rêve que les bêtes qui marchent sur la terre connaissent la trace des pas de leurs semblables. » Une vache qui marche voit les pas qu’une autre vache a laissés devant elle ; mais l’oiseau qui est dans le ciel ne comprend pas ça. Par contre, l’oiseau voit la trace de l’autre l’oiseau, et nous ne voyons pas cette trace. Dôgen dit que ce principe existe également chez les bouddhas : ils se connaissent entre eux, ils voient la trace de l’autre.

À mon sens, les pratiquants ne s’intéressent en général pas assez aux textes et nous manquons de sources françaises. Contrairement à ce que l’on peut croire, la pratique ce n’est pas juste faire zazen, et la dimension de l’étude des textes anciens est nécessaire pour approfondir – par exemple au Japon, il y a l’université bouddhique de Komazawa, et des sessions d’études du Shôbôgenzô, les genzo-e.

Pour approfondir la pratique, il faut entrer dans l’étude des enseignements anciens ; il ne s’agit pas d’entrer dans les textes en tant que textes, mais d’entrer dans les enseignements, dans la tradition. Sinon à quoi bon ? Le yoga fait partie de la tradition hindouiste avec tous ses enseignements, et sa pratique devient du fitness ! Si on veut garder le bouddhisme et l’approfondir, il faut approfondir tout l’aspect ancien consigné dans les textes. Il faut donc les publier, les lire, les étudier, les transmettre, les réciter… Il faut des monastères, des lieux de pratique, et des livres de pratique. C’est tout un ensemble d’efforts collectifs. Notre job, c’est, entre autres, cet aspect des textes. C’est notre participation au Dharma.


[1] Le Shōbōgenzō est l’œuvre majeure de maître Dôgen (1200-1253), le fondateur du zen Sôto au Japon, rédigée de 1231 jusqu’à sa mort. Le Shôbôgenzô est une collection de textes qui, tous, frappent par leur originalité et leur caractère poétique, mais qui sont aussi souvent déroutants. Plusieurs d’entre eux sont des commentaires et des développements de Dôgen autour de la traduction des sûtras anciens et du corpus du zen chinois existant.


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°13 ( printemps 2020 )

 

Les éditeurs spécialisés du monde bouddhiste ne sont pas légion en France et chaque maison d’édition a sa propre histoire, souvent celle d’une personne ou d’une famille déterminée. C’est à Vannes que nous avons rencontré Pierre et Brigitte Crépon, fondateurs des éditions Sully. Tous deux ont été disciples du maître zen Taisen Deshimaru. Quand ils rencontrèrent le maître au Dojo Zen de Paris dans les années 1970-75, Pierre avait 20 ans et Brigitte, 16. Ils reçurent son enseignement pendant des années et continuèrent après la mort du maître à approfondir la pratique. Ils sont allés au Japon, sont devenus disciples d’autres maîtres japonais dont ils ont reçu la transmission. Aujourd’hui, ils transmettent à leur tour l’enseignement du zen. Ils ont fondé le temple de Kokaiji en plein cœur de la ville de Vannes, un lieu très calme et aménagé selon la tradition, véritable havre de paix, chaleureux et raffiné, qui invite à la pratique.

 

 

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