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  • Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Deux moines à la COP 26

Transcription et traduction : Sylvie Gauthier


Les initiatives des religions pour l’écologie se développent depuis longtemps : les déclarations d’intention interreligieuses en faveur de « notre maison commune » sont nombreuses, on a vu apparaître des commissions dédiées à l’écologie et des labels écoresponsables (Église verte chez les chrétiens, ÉcoSynagogue et ÉcoShabbat chez les juifs), des projets de mosquées ouvertes sur la cité et écologiquement responsables, etc. Le 5 octobre 2021, des chefs religieux représentant les principales religions du monde ont signé un appel commun présenté par le pape François au président désigné de la COP 26.

Frère Phap Dung et frère Spirit, deux grands frères du Village des Pruniers, fondé en Dordogne en 1982 par le maître zen vietnamien Thich Nhât Hanh, étaient présents à la COP26 et sont intervenus à la conférence « CountDown », l’initiative des conférences TedX pour le climat.


Lindsay Levin : Votre emploi du temps semble assez chargé. Vos journées débutent tôt, avec une méditation en groupe. À force de côtoyer les gens, de vous imprégner de l’énergie des lieux, qu’est-ce qui ressort ? Que pouvez-vous nous dire sur l’énergie spirituelle ici ?

Frère Phap Dung : Les gens sont enfermés dans leur tête. Ils sont tout le temps dans l’empressement. Ce que nous offrons, c’est une occasion de ralentir un peu. C’est assez surréaliste : tout le monde ici court à droite et à gauche, personne n’est vraiment présent. Je crois que cela doit faire partie de la discussion : cette culture de l’urgence… Le matin, à 8 h, plusieurs personnes viennent méditer avec nous. C’est important qu’elles s’occupent de leur corps, de leurs émotions. Elles voient qu’il y a beaucoup de tensions, et le fait de le voir les aide. Je crois que cet aspect humain, où on s’occupe des gens qui participent aux négociations, est crucial. C’est ce qui permet une vraie ouverture, un vrai dialogue, et c’est ce que nous apportons en prenant soin des militants, des politiciens, des négociateurs… C’est ce qui manque ici. Quand on est stressé, c’est très difficile d’être ouvert, d’être à l’écoute.


Le site est immense, et les milliers de personnes présentes prennent leur travail très à cœur. Vous sortez du lot. On vous repère facilement, avec vos robes de moines… Est-ce que les gens vous abordent dans les couloirs ? Frère Spirit, pouvez-vous nous décrire votre expérience ?

Frère Spirit : Les gens nous abordent régulièrement et, en général, leur première question est : « Qu’est-ce que vous faites ici ? » Et nous répondons : « Pourquoi ne pas demander plutôt : qui sommes-nous ? » Cela les surprend. « Où sommes-nous ? Où allons-nous ? » Aujourd’hui, quelqu’un nous a demandé : « Quel est votre business ? » Et nous lui avons répondu que notre business était le business de ne pas faire de business.


Frère Phap Dung : Le non-business !


Frère Spirit : Le business du non-business. Et cela les intrigue fortement. C’est de là que le dialogue peut émerger. Je voudrais revenir sur ce que frère Phap Dung a dit, à propos de s’occuper des intervenants, parce que c’est l’un de nos rôles essentiels. Ce qui se produit, c’est qu’une personne vient s’asseoir auprès de nous ; elle est curieuse ; elle veut savoir ce qu’on fait ici. Et dix secondes plus tard, elle est en larmes. Cela se produit tellement souvent que ça en est presque perturbant. Est-ce qu’on a le don de faire pleurer les gens ?



En fait, les gens sont à bout de force. Le stress est au maximum. Le simple fait d’être ici, d’arriver à l’heure aux meetings, de ne pas disposer des ressources logistiques nécessaires… Mais surtout, il y a les tensions émotives. Toutes les personnes qui travaillent ici ont touché la souffrance. Elles font face à la douleur, à la frustration, au désespoir. Nous croyons qu’il est essentiel d’en parler, de voir comment faire face à cela. Plutôt que de chercher à refouler, nier ou fuir la douleur et la peine, il est important de transformer, de métaboliser cette souffrance. La bonne nouvelle, c’est que nous avons la méthode, la « technologie spirituelle », et ce, depuis très longtemps. Mais de manière étrange, les humains l’ont oublié et ont en quelque sorte perdu le contact. Toutes les cultures, toutes les traditions ont développé leurs propres méthodes. En tant que moines bouddhistes zen, nous voulons faire notre part, comme chaque tradition devrait le faire.


Chaque jour, je ressens de la gratitude, car je vois qu’il est très facile d’aider, et que ça fonctionne. Comme je l’ai dit tout à l’heure, les gens que nous rencontrons sont des professionnels, ils savent faire bonne impression, mais après ils peuvent craquer en quelques secondes et pleurer. À ce moment, nous pouvons les aider à s’apporter de la douceur, les aider à accepter la souffrance, à faire avec elle au mieux, à l’accueillir avec amour, de façon à ce qu’elle puisse devenir le moteur de leur engagement.


Il faut donner aux gens l’occasion de se poser, ne serait-ce que le temps de quelques respirations. Nous tous ici, nous portons un certain fardeau, nous vivons tous un certain niveau de stress. Mais rappelons-nous : notre mère la Terre est sous nos pieds. Ce n’est pas une invention ; on peut tous le ressentir. L’esprit est puissant et nous pouvons facilement visualiser cette belle planète flotter dans l’espace. Elle nous soutient, nous offre sa stabilité. On peut respirer, relâcher les épaules. Cela ne prend que quelques secondes, mais notre attitude change. Nos actions en sont influencées. Notre façon d’être présent, de participer aux réunions, de gérer des interactions difficiles change. Je suis très motivé par cela. Aujourd’hui, nous avons croisé les jeunes manifestants…


En effet, aujourd’hui vous avez rencontré les gens qui sont descendus dans la rue. Je ne sais pas si les médias donnent une bonne idée de ce qui se passe ici… Pourriez-vous nous dire ce que vous avez vu ?


Frère Phap Dung : Comme nous savions que nous devions venir ici pour l’entrevue, nous avons pris nos vélos, et en chemin, nous avons croisé cette masse de gens, des enfants, des familles, des grands-parents… Il y avait de la musique, c’était une énergie joyeuse. Je me suis dit : voilà comment exprimer notre inquiétude, et même notre colère : en la transformant en une énergie de joie. Il y avait des mères avec leurs bébés… J’ai compté au moins une vingtaine de bébés, perchés sur les épaules de leurs pères… et la musique ! J’avais envie de partager cela avec vous, parce c’est ce qui manque, bien souvent : un peu de joie. Les travaux sont très intenses, et je me suis mis à penser aux cours de l’époque, avec les fous du roi, les musiciens… C’était une façon de faire contrepoids aux difficultés. On finit par se sentir dépassé par l’ampleur de la charge ici et par un emploi du temps surchargé. D’ailleurs, avant de croiser ce groupe festif, nous avions l’intention de rentrer pour nous reposer un peu, mais finalement, nous sommes restés, parce que finalement, plus que de repos, ce dont nous avions besoin, c’était d’être nourris. J’ai vu une mère avec son bambin qui savait à peine marcher, et dans les yeux de cet enfant, il n’y avait aucune peur. Malgré l’intensité, la musique, les tambours, aucun bébé ne pleurait. Aucun enfant n’avait peur. Ils se sentaient en sécurité. C’était assez incroyable. Même les bébés étaient nourris par cette énergie de joie. Cet esprit, c’est ce qui manque ici. Bien sûr, les problèmes sont tout à fait réels, mais il faut aussi faire une place à la joie, à l’émerveillement, de façon à transformer la colère en une énergie qui nous touche et nous inspire. En tant que militants, scientifiques et politiciens, nous devons faire attention à ne pas accabler les gens, parce que cela peut devenir toxique. Nous le voyons chez les jeunes qui viennent à notre monastère. De nombreux jeunes militants sont arrivés, prêts à tout laisser tomber, mais ils sont repartis avec un nouvel élan, une inspiration renouvelée. C’est ce que nous avons ressenti aujourd’hui. Je tenais à le partager, parce que cette énergie peut faire peur aux officiels. Mais pour résoudre la crise ensemble, il faut faire une place à l’énergie joyeuse.


« Nous croyons qu’il faut reconnecter le monde de la "tête", du mental, à celui du cœur, de l’amour, afin d’en arriver à percevoir différemment qui nous sommes, qui nous croyons être, quelle est cette vie, quel est ce monde. »

Parlons un peu, si vous le voulez bien, de notre parcours en tant qu’humains, de croissance, de transformation, d’éveil de la conscience. Je suis persuadée que sans une ouverture de conscience individuelle et collective, nous ne pourrons pas lutter contre des problèmes de l’ampleur de celui du changement climatique. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?


Frère Spirit : Merci pour cette question, qui revêt une très grande importance pour nous. Nous avons tendance à aborder le problème du climat en le mesurant, en accumulant de l’information, en cherchant des solutions techniques… Bien sûr, tout cela est nécessaire, je ne le nie pas. Nous avons besoin de la science. C’est la base. Mais nous croyons qu’il faut reconnecter le monde de la « tête », du mental, à celui du cœur, de l’amour, afin d’en arriver à percevoir différemment qui nous sommes, qui nous croyons être, quelle est cette vie, quel est ce monde. Ce monde n’est-il composé que de matière, qu’on extrait et qu’on utilise ? Même si on parvient à « résoudre » la crise du climat, même si on limite le réchauffement à 1,5 degré, même si on cesse d’émettre des gaz à effet de serre, cela ne sera pas suffisant. Je ne veux décourager personne, mais la solution doit passer par l’examen de notre relation à la planète, à nous-mêmes, et par une dimension spirituelle, une dimension de vénération, d’amour pour l’autre. Bien sûr, dans une conférence comme celle-ci, on veut maintenir l’ordre, c’est pour cela que les manifs sont tenues à une certaine distance. Mais je crois que cela vient de la peur. Je pense qu’il faut faire confiance à l’amour dans le cœur des jeunes, dans celui de l’humanité entière. L’amour de la vie, de la planète, des êtres vivants. Il faut accueillir cela. Pas juste dans notre tête. Il faut se laisser guider, motiver, tirer par l’amour. Parce que si notre seule motivation, c’est le profit… On nous dit de faire confiance au marché et à la concurrence pour éliminer l’empreinte carbone… Très bien, mais même si on réussit de cette manière, cette réussite sera toxique, car elle sera le résultat de la compétition et de la lutte. D’autres énergies peuvent nous guider : la compassion, l’amour, la générosité, l’inclusion, l’esprit. Ces choses-là ne seront jamais toxiques. Elles peuvent être développées à l’infini. On peut être victime de son succès, mais jamais de l’amour.


« On nous dit de faire confiance au marché et à la concurrence pour éliminer l’empreinte carbone… Très bien, mais même si on réussit de cette manière, cette réussite sera toxique, car elle sera le résultat de la compétition et de la lutte. »

Pour terminer, cette souffrance doit aussi vous toucher. Certainement, il vous est arrivé de vous sentir découragés, désespérés. Dans ces moments, quelles sont vos pratiques ? Comment retrouvez-vous le chemin vers l’espoir et l’amour ?


Frère Phap Dung : Notre pratique, notre « technologie », est de revenir à la respiration. J’inspire… et je prends conscience que je suis vivant. J’expire… mon corps se détend. C’est très simple. Tout le monde le fait. Lorsque vous rentrez à la maison, vous déposez vos sacs, vous vous asseyez, vous poussez un soupir, ahhhh… C’est la même chose. Cette technique n’appartient à personne, elle est à tout le monde. C’est simplement la capacité à se détendre, à être présent dans l’instant, à sortir du mental. Le corps peut se poser, se régénérer. Et c’est là qu’on peut réellement voir. Lorsque vous vous arrêtez, vous pouvez voir. Lorsqu’on ralentit, l’esprit devient plus clair, et on peut voir… ahhh, je suis rentré à la maison. L’être aimé est là. Je vois mes enfants, je vois ma compagne ou mon compagnon, je me vois. Cet amour n’est pas éphémère, il est tangible. Vous pouvez vous entraîner à le ressentir. Lorsque quelqu’un touche ce contentement envers la vie, envers ses proches, cela a un effet sur les émissions, la consommation, la culture. On ne calcule pas cela. On calcule tout le reste, parce que c’est mesurable, mais j’aimerais bien que quelqu’un mesure la transformation d’une personne après une retraite spirituelle, ce qui fait qu’elle change de direction, qu’elle change son régime alimentaire, sa façon de se déplacer dans la ville, sa capacité d’inspirer les autres. Si on pouvait calculer ces émissions-là…


Frère Spirit : Dans les moments difficiles, je reviens toujours à ce sentiment d’être relié. Nous comprenons tous la notion d’interdépendance, n’est-ce pas ? Surtout au milieu de la lutte contre les changements climatiques. Pas besoin d’être un grand savant pour comprendre que tout est relié, complètement, inextricablement. Mais il s’agit maintenant de passer d’une compréhension intellectuelle à un vrai et profond sentiment d’interconnexion, ce qu’on appelle le non-soi ou le plus grand que soi. Car malgré notre compréhension intellectuelle, je crois que, fondamentalement, nous fonctionnons encore à partir du paradigme de la séparation. Et si nous ne changeons pas de paradigme, nous allons simplement reproduire le même système que celui qui nous a menés à la crise actuelle. Notre survie en dépend.


Par exemple : je suis assis ici, mais je ne suis pas seul. Ce que vous voyez, ce n’est que la partie émergente. C’est comme un champignon : sous la partie visible, il y a tout un réseau, le mycélium. Je peux instantanément me relier à mes centaines de frères et sœurs. Nous ne sommes que l’extrémité de la branche. Derrière nous, il y a l’arbre, les racines, le rhizome, les ancêtres. Ça, c’est la dimension spatiale, le monde naturel qui nous nourrit. Je ne suis pas qu’un humain ; je suis aussi les arbres, la biosphère… Il y a aussi l’axe temporel. Je peux demander de l’aide à mes parents. Ils sont ici, avec moi. Je peux demander l’aide de mes ancêtres, de toute la lignée, humaine et non humaine. Je peux me relier à mon maître, à son maître, et à toute la lignée des pratiquants qui ont cultivé l’amour et la sagesse pendant des milliers d’années. C’est ce qui nous permet à tous d’être ici, de garder notre fraîcheur, notre amour. C’est ce qui nous aide dans les moments difficiles. On peut tous se connecter à cela, ce n’est pas difficile. Mais il faut trouver des moyens de partager ce savoir, cette « technologie ». L’école devrait consacrer une heure par jour à la conscience environnementale. Et peut-être que, de cette heure, cinq ou dix minutes pourraient porter sur comment s’occuper de soi, de ses émotions, des autres. Parce qu’on n’y arrivera pas seuls. Il faut une communauté, une communauté qui fait sens, au sein de laquelle on peut réellement s’entraider.



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°20 (Hiver 2021/22)

Pour en savoir plus :

Conférence Ted Countdown : www.youtube.com/watch?v=YtL6zQza45Q (à 1 :09 :35)

Nous sommes la Terre, par Thich Nhât Hanh, paru aux Éditions Robert Laffont (2021)


 

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