Conduire un souffrant vers une fin sereine
Le texte qui suit est un extrait d’une conférence donnée au Temple zen de la Gendronnière par maître Kengan D. Robert dans le cadre du symposium « Vie, mort, Nirvana » publié sur denshinji.fr
Ce que je vais vous exposer ici est fondé sur l’apprentissage que j’en ai fait auprès de mon « vieux maître » (rôshi) Shûyû Narita, dans son temple Tôdenji, dans la province d’Akita, au nord du Japon. Comme j’étais un moine de son temple, il me faisait l’accompagner dans des visites à certains paroissiens grabataires très malades. De l’exemple qu’il m’a montré en ces occasions, je retiens que sa façon de leur parler de ces choses éminemment sérieuses que sont la maladie terminale et la mort, et des souffrances que cela entraîne, était toujours très simple. Il parlait sur le ton de la conversation mais ses paroles, bonhommes en apparence, pénétraient profondément ses interlocuteurs. Ensuite, dans nos discussions il insistait sur le rôle que nous avions de permettre à ces personnes – pour la plupart des cultivateurs et des travailleurs ruraux – d’avoir une pensée ultime la plus proche possible de l’éveil bien qu’elles n’aient jamais pratiqué zazen. Dès mon retour en France j’ai été confronté à mon premier cas d’assistance religieuse. Voici comment cela s’est passé :
« Qu’est-ce que ça fait quand on meurt ? »
Dans la chambre d’hôpital où je visitais ma mère, une voisine de lit m’a appelé en me disant : « Mon père, je voudrais vous parler. » J’étais en habit religieux zen mais j’ai pensé qu’elle avait pu se méprendre. Je me suis donc avancé vers son lit et je lui ai répondu : « Bonjour, madame, voyez-vous, je ne suis pas un prêtre catholique. Je suis un moine bouddhiste. » Elle me répondit : « Ça ne fait rien, je voudrais vous parler quand même ! » Je me suis assis à la tête de son lit, je lui pris les mains et lui demandai : « Qu’est-ce que vous voulez me dire ? » Sa question a été directe : « Qu’est-ce que ça fait quand on meurt ? » Je lui dis : « Vous voulez savoir ce qui se passe après la mort ? » Elle répondit : « Après la mort, c’est bien loin "après" ! Mais qu’est-ce qu’on ressent, qu’est-ce qui se passe dans le moment où on meurt ? »
Je lui expliquai : « Le moment de la mort est le moment où votre corps cesse de fonctionner et ne produit plus la vie. Tant que votre corps est en vie vous ressentez des sensations, des émotions, des sentiments, vous réfléchissez, vous avez des idées. Et cela est parfois agréable et plus souvent pénible. Quand votre corps n’est plus en vie, les nerfs qui ressentent ces sensations, le cerveau qui produit ces émotions, ces pensées et ces idées ne sont plus en vie non plus. Il n’y a donc plus de sensations, d’émotions, de pensées, ni d’idées. Il n’y a donc pas non plus de souvenir, ni de "vision" puisqu’il n’y a plus aucun support pour ces perceptions. C’est ainsi que le passage de la vie à la mort n’est douloureux que par la peur qu’on a d’un lieu inconnu qu’on ne peut anticiper que dans l’image qu’on s’en fait à partir de ce qu’on a lu ou entendu dire à son sujet. Ce lieu-là n’a donc aucune substance en propre, il n’est que dans notre idée.
« Et donc, le fait reste qu’après le passage vous ne ressentez plus rien. Ce qui vous inquiète maintenant, c’est que votre conscience n’est pas tranquille parce que depuis votre enfance on vous a menacée de mille tourments si vous parliez mal ou faisiez de grosses bêtises, ou si vous donniez à votre vie une mauvaise orientation. Et vous craignez de ne pas avoir toujours bien agi comme vous auriez dû. »
Après avoir échangé ainsi sur les tenants et les aboutissants de la vie en général et de la sienne en particulier, nous sommes arrivés au point important.
« Ces histoires, ces chagrins, ces rancœurs : dites-moi que vous ne voulez pas les emporter. »
À un certain moment, en réponse à l’une de ses réflexions, je lui dis : « Vous n’êtes pas une grande criminelle, mais en vous battant dans la vie vous n’avez pas toujours été tendre avec les autres, peut-être même avez-vous détesté des gens. Et vous gardez peut-être encore "un chien de votre chienne" pour quelqu’un. Mais aussi, vous avez su rendre service quand il le fallait. Vous avez donné tout ce que vous pouviez à votre famille. Les autres vous ont peut-être fait des crasses que vous ne pouvez pas oublier. Je vous dis ça parce que nous sommes tous comme cela. Moi, comme les autres.
« Quand on quitte ce monde c’est mieux de le faire la conscience tranquille. La paix dans l’esprit. Alors il faut un peu se forcer. Considérez que vous ne pouvez pas changer ce qui vous est arrivé de mauvais, mais que vous pouvez être contente de ce que, vous, vous avez fait de bien. Vous vous souvenez sans doute de moments où vous aviez dépassé une rancœur ou fait une charité et que vous étiez contente, le cœur léger et fière de vous ? Et aussi, à l’inverse, que vous aviez de l’amertume quand vous aviez fait quelque chose de contraire à ce que vous pensiez être le bien, même si vous y aviez été contrainte ? »
Et, ici, j’ai ajouté : « Vous savez, vous n’avez pas besoin de me raconter vos histoires si vous n’en avez pas envie. Et en fait ça ne regarde que vous. Mais au fond de votre cœur, commencez à pardonner sincèrement à tous ceux, connus ou inconnus, proches ou étrangers, qui vous ont fait du mal ou avec qui vous vous êtes fâchée. » C’était sans doute cela qu’elle avait sur le cœur. C’était pour cela qu’elle m’avait interpellé pour se confier. En chuchotant, elle me raconta ses malheurs, ses conflits et ses rancœurs. Ce qu’elle a fait pour les autres qui ne lui ont « même pas dit "merci" ». Et aussi les détestations dont elle fut l’objet pendant sa jeunesse. Elle fit l’inventaire de tout, et le posa entre nous comme un paquet de linge sale ou une poubelle qu’on vide. « Voilà ! dit-elle, comment voulez-vous que je pardonne tout ça ?
– Ce qui est arrivé est arrivé, dis-je. Maintenant vous ne pouvez plus revenir dessus. Ce gros paquet d’histoires, ces chagrins qui vous ont été causés, ces rancœurs qui vous restent, dites-moi que vous ne voulez pas les emporter avec vous. »
Ce moment a été décisif. Les rides apparues sur son visage pendant qu’elle me racontait ses peines se sont froncées encore plus. Son visage est devenu très grave. Puis d’un coup, elle s’est détendue. Les rides creusées par les peines et le temps s’effacèrent comme des traces de pas sur le sable balayées par une vague. Elle me regarda droit dans les yeux.
« Oui, vous avez raison, je ne peux pas les emporter avec moi. Tout ça c’est fini, de toute façon…
– Dites-moi que vous leur pardonnez à tous.
– Mais ils sont morts ! Et les autres il y a bien longtemps que je n’ai plus de nouvelles.
– C’est dans votre cœur qu’ils sont. C’est à eux, au fond de votre cœur, que vous devez dire que vous leur pardonnez. Et pourquoi cela ? Parce qu’en fait, il n’en reste que le souvenir dans votre tête. Si vous le leur remettez, vous en serez nettoyée.
– C’est bien vrai, ça. Bon, je leur pardonne, à tous ! »
Elle se reprit, et répéta sérieusement en pesant bien ses mots : « Je leur pardonne. »
C’était admirable de voir cette grand-mère si sérieuse, si appliquée. Son visage se détendit, ses yeux brillèrent. Je suppose qu’elle devait avoir le même regard quand, plus jeune, elle posait un panier trop lourd qu’elle avait porté trop longtemps. Je lui dis : « Vous devez vous sentir soulagée d’avoir pensé et dit cela. N’est-ce pas ? »
Après son acquiescement, je lui dis : « Vous pourriez dire aussi combien vous demandez pardon, maintenant et sans réserve, de tous vos actes mauvais commis dans le passé, que vous avez faits par envie, par colère, par refus et même par ignorance, et que vous avez produits avec vos pensées, avec vos paroles et avec votre corps. C’est comme ça qu’on soulage sa conscience. Pensez bien à votre vie et à tous ceux à qui vous avez eu affaire. »
Elle acquiesça de nouveau à cette formulation en français ordinaire du repentir bouddhique.
« C’est vrai, dit-elle, que je n’ai pas toujours été correcte. Mais je n’ai jamais voulu faire du mal. Mais il est vrai que j’ai fait du tort. Ça, j’en ai bien du remords. Tenez, un jour… »
Je l’arrêtai. « Vous n’avez pas besoin de me dire ce qui s’est passé, sauf si vous croyez que c’est nécessaire. Demandez-leur pardon dans votre cœur. Dites-le-moi. »
Elle redevint grave : « Oui, oui, j’en demande pardon.
– Alors ça va mieux ?
« Maintenant il faut que je vous dise quelque chose : dans le bouddhisme nous croyons que l’on reprend existence continûment parce que la vie est en constante transformation par les actes que nous faisons en pensée, en parole et en comportements et que les conséquences nous accrochent à ce monde où nous avons pris naissance. Dans ce cas, si l’occasion vous était donnée de vivre une vie nouvelle, est-ce que vous ne voudriez pas être quelqu’un qui ne fait que le bien, qui évite le mal et qui veut aider tout le monde à sortir de ce monde de souffrance ? (Ici encore, je viens de lui proposer dans sa façon de parler les Trois vœux d’un aspirant à l’Éveil.)
– Oh ! oui ! Ce serait bien, murmura-t-elle.
– Alors, rappelez-vous toujours ce que nous venons de dire, entre nous. Et ne pensez plus à rien d’autre. »
Voilà, en adhérant avec son cœur, en exprimant son accord avec sa bouche, cette personne qui n’était pas bouddhiste a donné libre cours à la plus haute aspiration commune à tous les êtres humains. Sa conscience a été purifiée par le pardon et le repentir. La paix est donc entrée dans son esprit, sa conscience s’est tranquillisée. Puis je me suis absenté une huitaine de jours pour la Retraite de l’Éveil du Bouddha (rôhatsu sesshin) au début décembre. À mon retour, la vieille dame n’était plus là. Elle s’est éteinte, m’a-t-on dit, trois jours après notre conversation. Très paisiblement.
Les quatre actes nécessaires pour avoir l’esprit en paix au moment ultime
Les quatre actes générateurs de paix intérieure sont :
1. Exprimer son pardon (jap. shamen) envers ceux qui ont fait du mal, car le lien de la rancune, de la rancœur ou pire de la détestation, de la haine, est aussi un agrippement à ce monde. Un attachement qui fait revivre en ce monde. Pardonner apporte la réconciliation avec soi-même.
2. Exprimer son repentir (jap. sange) qui permet de purifier son esprit en se rendant conscient des conséquences de ses actes (karma). Le repentir permet d’admettre « contre mauvaise fortune bon cœur » les malheurs qui échoient en conséquence de ces actes. Et en particulier, le moment de l’agonie qui est l’aboutissement de millions d’événements de la vie qui expliquent qu’on a plutôt un cancer, ou plutôt un infarctus, et que tout va très mal. Et que tout cela est dû aux comportements, aux paroles, à la ligne de conduite choisie pour mener sa vie. Et dont le résultat final fait qu’on peut mourir d’une belle mort, content, dans son sommeil, en zazen, ou alors souffrir d’abominables douleurs. C’est la loi du karma. Donc, exprimer son repentir permet de purifier son esprit en admettant tout ce qui s’est passé dans sa propre vie. Se repentir apporte la réconciliation avec l’univers.
3. Donner libre cours à son aspiration à l’éveil (jap. hotsu bodaishin). Il est possible d’accomplir cet acte même si l’on n’est pas bouddhiste puisqu’il s’agit de l’expression du souhait d’accomplissement de la plus haute forme de vie spirituelle. C’est une question de choix dans la formulation.
4. Et, si l’on est prêt à cela, pratiquer le recueillement ou la méditation, à l’exemple du Bouddha Shakyamuni au moment de sa propre mort.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°9 (Hiver 2019)
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Le révérend Kengan Denis Robert est l’un des plus anciens disciples français de maître Taisen Deshimaru. Il a également passé plusieurs années au temple Tôdenji (Japon) auprès de maître Shûyû Narita, dont il a reçu la transmission. Traducteur du japonais, sanskrit et chinois, mettant en œuvre la façon la plus appropriée de transmettre l’enseignement du Bouddha dans notre langue, il est abbé du temple Denshinji dans la ville de Blois.