Un langage cinématographique bouddhiste ?
Propos de Edward A. Burger recueillis et traduits par Philippe Judenne
Qu’est-ce qui vous a surpris lors de vos rencontres avec les ermites qui ont été vos premiers enseignants ?
La première fois que j’ai marché dans les montagnes de Zhongnan, j’avais 23 ans et j’avais seulement lu le livre de Bill Porter1 et quelques poèmes très anciens. Ce qui m’a surpris lorsque j’ai rencontré les ermites de Zhongnan pour la première fois, c’est que la plupart d’entre eux avaient très peu de choses à dire et très peu de considérations sur eux-mêmes en tant qu’« ermites ». Ce que je veux dire, c’est qu’ils se moquent éperdument d’être des « ermites » et ne font pas ce que l’on pourrait imaginer d’eux. Pas un seul n’a un regard lunaire ou extatique et ils n’écrivent pas de poèmes inspirés par les mousses qui poussent sur les arbres. Certains ressemblent de loin à cet archétype. Mais la plupart d’entre eux ne se soucient pas d’être des ermites au sens littéraire. Ils cherchent juste un endroit tranquille.
Le message central du Dharma est que nous sommes tous des bouddhas déjà prêts et mûrs pour la libération, la paix, la bouddhéité.
J’ai été surpris qu’ils ne soient pas exactement ce à quoi je m’attendais. Pas vraiment étonnant, n’est-ce pas ? Mais ce fut une grande leçon qui m’a permis de voir la différence entre le romantisme et l’inspiration. Au fil des ans, j’ai compris – et je pense que c’est quelque chose qui influence ma façon de faire des films — que romancer ou magnifier des maîtres, des ermites, des moines ou des bouddhas est une façon subtile que nous avons d’esquiver notre honnêteté et notre responsabilité spirituelle. En agissant ainsi, nous les plaçons, eux et ce qu’ils représentent, « là dehors », quelque part suffisamment loin de nous.
Le message central du Dharma est que nous sommes tous des bouddhas déjà prêts et mûrs pour la libération, la paix, la bouddhéité. D’une certaine façon, nous n’y croyons pas ou nos petits blocages nous disent de ne pas y croire. C’est le petit démon sur votre épaule qui chuchote à votre oreille. Ces ermites ne sont que des pratiquants, des pratiquants d’un niveau très avancé, habituellement, mais en tout cas, ils font ce que nous devrions tous faire — reconnaître notre potentiel en tant que bouddha et aller de l’avant. Les romancer, c’est, d’une certaine manière, ignorer notre propre potentiel et le charger sur certains « autres » êtres. En même temps, ils nous inspirent énormément. C’est pourquoi Bill a écrit son livre. Et c’est pour ça que je fais ces films.
Comment se déroule une journée dans un ermitage ?
La vie dans un ermitage est différente de la vie dans un monastère. Dans les montagnes, on fait ce qu’on veut. C’est plus dur que ça en a l’air. Il faut arriver à maintenir la pratique dans la journée en vous passant du rappel des cloches et des morceaux de bois frappés qui marquent les différents moments dans les communautés organisées. Dans la communauté informelle de mon maître, les activités de groupe ne sont pas organisées, mais se déroulent selon les besoins. Nous mangeons ensemble et parfois nous travaillons ensemble. Habituellement, les corvées sont une distraction bienvenue, une pause du coussin de méditation ou un temps de repos de la lecture pour vos yeux. Outre la méditation, la lecture et le travail, je m’assois dans la chambre de mon maître et j’insiste un peu pour engager la conversation. Nous mangeons des oranges et buvons du thé. Je lui parle des choses qui se passent dans ma vie et il m’aide à appliquer les enseignements du Bouddha à cette vie de tous les jours, ma vie active et source d’une souffrance confuse. Parfois, on parle de ce qui se passe dans le monde. On écrit des poèmes ensemble. Des mauvais poèmes, surtout. Je vais en balade sur les crêtes pour observer les oiseaux, je cueille des légumes sauvages pour le souper. Il y a beaucoup à faire.
Qu’est-ce qui a conduit ces ermites à partir dans les collines ?
Bien que les histoires que j’entends parfois des moines et des moniales sur les raisons de leur ordination soient fascinantes et variées, la plupart des ermites ont les mêmes motivations pour vivre dans la solitude : le monastère n’est pas assez calme, il y a trop de mouvement, d’autres pratiquants autour, quelques mots échangés sont même de trop pour quelqu’un qui s’aventure au niveau le plus fin de la pratique. Vous êtes assis sur un coussin de méditation dans une absorption profonde et bing, la cloche sonne et vous devez vous lever avec tous les autres. Ça ne leur convient pas ; ils ont besoin de calme et de solitude. Et il n’y a rien pour vous éloigner de la pratique quand vous êtes seul, face à face avec vous-même, complètement seul avec vous-même. La seule chose qui vous entoure est la nature, qui est comme un sutra en soi, qui vous rappelle la naissance, la mort et l’interdépendance. Tous les enseignements prennent place autour de vous comme une petite musique.
Que se passe-t-il si quelqu’un veut quitter l’ermitage ?
Les ermites sont des moines, des nonnes ou des pratiquants laïcs qui ont besoin de cet espace et de cet environnement à ce moment ou à cette phase de leur développement. Ils vont et viennent selon les besoins de leur pratique. Wang Wei dit : « La montagne est vide, mais j’entends les gens parler... »
Ont-ils des contacts avec la famille ?
Mon maître, comme beaucoup de moines de son âge, était marié, il avait même des enfants. J’ai entendu parler de moines ordonnés avec leur épouse et leurs enfants, ensemble, après les réformes de Deng Xiaoping. Beaucoup de gens qui étaient discrètement bouddhistes pendant toutes ces années ont pris les vœux de moine, presque tous en même temps, après la levée de l’interdiction de la religion. Ils prennent des voies différentes et ne se revoient plus jamais. Néanmoins, de jeunes moines rendent parfois visite à leur mère et à leur père. Cela dépend de la personne. Que ce soit bon ou mauvais pour leur pratique.
Qu’est-ce qui peut les surprendre ou les étonner ?
La plupart des ermites qui sont dans la montagne depuis quelques années – ce qui signifie qu’ils étaient prêts et bien préparés à être ermites et que leur pratique est mature — sont difficiles à surprendre. Tout au plus, ils ont ce genre d’amusement calme en apprenant les nouvelles : découvrir que le nouveau train à grande vitesse vous amène maintenant à Shanghai en huit heures amusera un vieil ermite. Ils pourraient rire avec ça. Mais en fin de compte, ces choses sont tout à fait insignifiantes. Je suis allé à Taïwan pendant un an, en 2000, pour gagner de l’argent et aller à l’école à Beijing. Quand je suis retourné à l’ermitage, je suis entré dans la cuisine en espérant que le maître m’accueillerait en manifestant une surprise chaleureuse. Il cuisinait. Il m’a jeté un coup d’œil tout en portant à ses lèvres la louche de soupe, a bruyamment siroté et dit : « Il y a des nouilles. Tu as faim ? »
J’ai lu une interview où Leonard Cohen a dit : « Neuf heures le matin, et on a déjà eu plusieurs vies. » Je me rappelle toujours cette phrase pour garder cette perspective à l’esprit. C’est comme le maître qui semble vivre dans un rapport différent à l’espace et au temps. Son esprit fonctionne sur le temps « infini ». Vaste et sans limites. Pour un être éveillé, la naissance et la mort, c’est comme si vous ou moi allions chercher une baguette à la boulangerie du coin. Comment voulez-vous surprendre quelqu’un comme ça ?
Comment cette rencontre a-t-elle change votre vie ?
Ce qui m’a d’abord impressionné chez le maître, c’est son assurance, son absence de doute. Ce qu’il fait tous les jours est LA chose qui doit être faite, celle qui a le plus de sens. Il m’a appris que ma vie ne dépend que de moi, non pas à la manière des bonnes résolutions ou des cartes de vœux, mais d’une manière très subtile et profonde. « La seule chose qui ne va pas chez toi, m’a-t-il dit au tout début, c’est que tu ne sais pas qu’il n’y a aucune différence entre la joie et la souffrance, entre la vie ici et celle d’en bas. » C’était très profond pour moi. Cela maintient votre pratique là, avec vous, tout le temps. Au fur et à mesure que la conscience de votre vraie nature se renforce, cela devient de plus en plus évident.
Je cherche toujours à rassembler ma vie créative et ma vie spirituelle. Elles sont étroitement liées.
Que vous est-il arrivé après avoir étudié avec votre maître ?
Je vais le voir trois ou quatre fois par an. Pour une semaine, quelques semaines, ou plus. Dernièrement, j’essaie de passer du temps dans les monastères. Lui et moi avons décidé que j’en avais besoin, besoin de communauté, besoin de discipline.
Alors maintenant, je rends visite au maître comme je rends visite à la famille. Mais ma pratique se passe ailleurs. Ce qui est bien pour moi en ce moment. Mon film parle de ça. Il s’agit de la pratique du zen en communauté, par opposition à l’isolement.
Votre nouveau film, One Mind, est un portrait de la vie dans la communauté du monastère Zhenru du bouddhisme chan (zen). Comment interagissent votre pratique spirituelle et votre travail de réalisateur ?
Je cherche toujours à rassembler ma vie créative et ma vie spirituelle. Elles sont étroitement liées. Au cœur de ma vie spirituelle se trouve l’entraînement à l’attention, de l’esprit qui perçoit son propre fonctionnement et celui du « moi ». Dans mon travail cinématographique, je m’efforce de mettre en œuvre un langage créatif qui puisse exprimer et rendre compte de cette vie intérieure, cette perspective spirituelle. Que vous pointiez une caméra sur quelque chose, ou que vous regardiez directement ce quelque chose, vous plaquez votre vision du monde dessus. Je travaille justement avec le langage du cinéma et sa grammaire pour représenter au mieux cette façon de voir et d’être dans le monde. C’est une pratique spirituelle. One Mind est pour moi une expérience de langage cinématographique bouddhiste. Alors que nous considérons les moines, les nonnes et les ermites comme des êtres détachés du monde, je veux que le public regarde mes films et voie des gens qui sont plus engagés dans le monde que la plupart d’entre nous.
Ils se réveillent tous les jours dans le même monde que nous, un monde avec beaucoup de joie et de beauté, mais aussi de douleur et de peur. Ils font le vœu de vivre chaque instant de chaque jour dans ce spectre de réalités, les deux pieds fermement ancrés dans ce monde ; pas un pied dans ce monde et un pied dans le monde de la distraction.
Au cœur de mes films se trouve la méditation, qui est au cœur de cette vie bouddhiste. La méditation vous donne les outils et les méthodes pour cultiver une autoréflexion saine, afin que lorsque nous cultivons l’intimité avec notre propre esprit, nous ne soyons pas seulement dans la joie d’un bonheur qui nous transporte, ni ne glissions dans la déconvenue et le désespoir. Le travail consiste à faire évoluer votre relation à ce spectre de réalités. Ne pas repousser l’une et s’agripper à l’autre. Nous vivons avec ces deux réalités, nous les découvrons dans le monde qui nous entoure et en nous. C’est ainsi que nous évoluons, que nous devenons plus sages et plus gentils. Les moines du monastère de Zhenru filmés dans One Mind sont l’exemple même de cette autre façon d’être dans le monde. Il s’agit d’une microsociété fondée sur des valeurs fondamentales de sagesse et de gentillesse.
ONE MIND - Réalisé par Edward A. Burger, 2016 – HDV / 78 minutes
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°12 (hiver 2019)
Edward A. Burger a vécu pendant douze ans en République populaire de Chine, où il a travaillé comme traducteur, cinéaste et coordinateur de projets d’échanges culturels. Attiré depuis toujours par le bouddhisme et pratiquant de longue date, il a trouvé son enseignant, maître Guangkuan, dans les montagnes de Zhongnan où résident des ermites vivant en petites communautés ou solitaires. Edward A. Burger va rester aux côtés de son maître pendant de longues années. Puis, sur le conseil de ce dernier, il oriente sa pratique dans le cadre d’un monastère. À la suite de cette expérience, il réalise le documentaire One Mind, sur la communauté des moines du monastère de Zhenru à Jiangsi (province du Guizhou).