À la recherche du visage que j’avais avant la naissance de mes parents
Par Clara Goehrs
Photos Victor Point[*]
Connaître une culture radicalement différente et s’en inspirer
Durant toutes ces années, j’ai mené ma barque comme bon me semblait, observant et m’inspirant beaucoup de toutes ces différences. J’admire par exemple la grande tolérance des Japonais, y compris envers eux-mêmes, le fait qu’ils ne croient pas à la perfection et s’accommodent beaucoup plus sereinement de leurs contradictions que nous. C’est très confortable de vivre dans une société où personne ne se pose jamais en garant d’une vérité politique, religieuse ou autre. Très fatalistes, ils acceptent mieux les teintes parfois ternes de la réalité, sans forcément essayer d’y remédier. Quand mon compagnon, moine bouddhiste, a voulu par curiosité s’essayer au végétarisme strict pendant quelques années, il a fait figure d’extrémiste ! Ses amis moines trouvaient bien plus problématique qu’il campe sur une position (ce qui passait pour un attachement) plutôt qu’il mange de la viande quand il y en avait, tout simplement.
Sans renier le glorieux art du débat à la française, j’apprécie beaucoup leur soin à toujours prendre la position des autres en considération, à ne pas heurter. Ce n’est pas que j’aime tellement le côté alambiqué des façons de dire (il faut apprendre à distinguer les « oui » qui veulent dire oui de ceux qui veulent dire non...), mais plutôt le grand souci de l’autre qu’il y a derrière, un véritable entraînement qui commence pour eux très jeune. Les enfants ne parlent par exemple jamais de leurs résultats scolaires entre eux, les notes démarrant en CP. Il serait très malvenu qu’un bon élève s’enorgueillisse de ses bonnes notes devant ses copains. La société nippone désapprouve la vantardise. Bien qu’il y ait évidemment des prétentieux et des modestes au Japon, l’humilité érigée en vertu a produit un système dont on pourrait aussi bien s’inspirer au pays du cocorico. Les forfanteries sont rares parce qu’en contrepoint, on complimente énormément. Dans les conversations les plus banales, on s’encense mutuellement, et d’être mis sur un piédestal dispense d’avoir à se rehausser soi-même. Je conçois que certains camarades expatriés y voient une forme d’hypocrisie ; on a tous été cent fois, mille fois félicités pour notre niveau extraordinaire en japonais, alors qu’on savait assez lucidement ce qu’il valait. Cette exagération systématique des qualités d’autrui ne correspond pas tout à fait à ce qu’on appelle chez nous sincérité. De plus, ce système de communication est assez contraignant. Même avec des amis proches, on continue à respecter l’étiquette et l’alcool en vient à être le grand moyen – ou prétexte – pour enfin pouvoir se lâcher. Je maintiens toutefois que nous devrions en prendre de la graine, car ce réflexe de féliciter la moindre qualité confère une grande confiance en soi, et ce dès le plus jeune âge. C’est encore une fois une généralité, mais je trouve les Japonais profondément plus sûrs d’eux-mêmes et posés que les Occidentaux dans l’ensemble.
Devenir parent au Japon, passer du « je » au « nous »
En ayant des enfants, un tout nouveau pan de la culture japonaise m’est apparu, m’éclairant sur l’éducation qui produit des adultes aussi policés. Les notions de couple et de famille sont plus éloignées des nôtres qu’on ne saurait l’imaginer.
Influence du bouddhisme ? En japonais, le fait que la personnalité d’un individu soit fragmentée et mouvante est acté grammaticalement par les nombreuses façons de dire « je » et « tu », selon le rapport entre locuteur et interlocuteur. Cela commence dès le cocon familial, la façon de s’appeler les uns les autres évolue selon la position dans le groupe. Après la naissance d’un cadet, on n’appelle l’aîné quasiment plus qu’oniisan, grand-frère. Une femme qui devient grand-mère se fait rapidement appeler mamie, par ses petits-enfants bien sûr, mais aussi par ses enfants et son mari. Cela fait partie des normes que je n’applique pas complètement, récalcitrante à appeler mon compagnon papa, ce que de nombreux lecteurs comprendront je pense ! C’est assez moderne ici qu’un couple s’appelle par le prénom passé un certain âge. Retenons que c’est ainsi l’enfant le plus jeune qui définit la place de chacun dans la famille.
Au sein de la famille nucléaire, la séparation que nous opérons en Occident comme si elle était évidente entre les parents et les enfants n’existe pas dans la culture japonaise. Le couple disparaît, les parents restent. Tout le monde dort dans le même futon jusqu’à assez tard, l’entrée au primaire environ. Pour notre aînée Hanna, j’ai essayé à reculons cette façon de faire, qui m’a littéralement épuisée. D’une part, le co-dodo tend à encourager les réveils nocturnes (le sein étant si accessible !), d’autre part, une partie de moi n’adhérait pas à cette façon de procéder. L’insatisfaction mutuelle quant à la vie de couple ou à la vie de famille dans les unions franco-japonaises est une cause majeure de divorce (qui touche plus de la moitié de ces mariages). Pour le deuxième, j’ai fait en sorte que les deux petits dorment dans le même futon dans une autre chambre. Mon compagnon n’approuve pas mais en prend son parti, et cela choque un peu : « les pauvres... », se disent les gens.
Je n’ai jamais entendu parler de couples qui emploient un baby-sitter pour aller dîner chez des amis et encore moins pour pouvoir méditer tranquillement. Les sorties se font en famille, ou bien un seul des deux parents sort tandis que l’autre garde la marmaille. Le temps et les projets se gèrent en commun, le sacrifice des activités personnelles de l’adulte étant assez banal. Notons que c’est moi qui le nomme « sacrifice », il n’est peut-être pas vécu ainsi par les Japonais. C’est un peu comme s’ils pensaient moins en termes de « je » ou « nous les parents » qu’en termes de « nous la famille », ou comme si « moi » incluait aussi les autres membres de la famille. Rencontrer cet élargissement du « moi » montre que nous sommes faits de relations et d’interconnexions.
Dans le zen, faire le vide, ce n’est pas seulement aligner son esprit sur sa respiration en lotus sur son coussin. Faire le vide, c’est nettoyer et ranger au fur et à mesure que l’on cuisine, c’est avoir terminé la vaisselle et laissé l’évier propre – et vide ! – avant que le repas ne commence (à l’heure). On peut ainsi considérer que la pratique du zen est un excellent entraînement à la parentalité, et inversement que la parentalité est un lieu de pratique intense si l’on s’en donne les moyens.
Pratique zen et pouponnage
J’avais une pratique très soutenue lorsque je suis tombée enceinte, comprenant environ trois heures de méditation quotidienne et des entrevues assez intenses quasiment tous les matins à 5 h 30 avec mon maître. Il me donnait des kôans, sortes de cas, d’énigmes à résoudre qui aident à casser les barrières mentales et se présentent sous la forme d’énoncés illogiques. Par exemple : « Quel est le son d’une main qui frappe toute seule ? » ou encore : « Montre-moi le visage que tu avais avant la naissance de tes parents »… L’arrivée d’un bébé chamboule tout. Alors que je m’imaginais reprendre tout cela après un petit congé maternel, quitte à réduire la voilure, je n’en ai plus eu l’énergie, et peut-être aussi en ai-je moins ressenti la nécessité. Pourquoi ? Parce que les kôans sont des mises en situation irrationnelles, auxquelles il faut trouver une « réponse » au-delà du langage, avec son être tout entier. Or, cela nous arrive en permanence quand on a un être vulnérable et pré-langagier à charge. Les cris et les pleurs des nourrissons sont autant de kôans très concrets auxquels on répond par les gestes de soin appropriés. Bien observer et faire ce que la situation requiert, tout de suite, sans tergiverser et du mieux qu’on peut : voilà qui est typiquement zen.
Dans le zen, faire le vide, ce n’est pas seulement aligner son esprit sur sa respiration en lotus sur son coussin. Faire le vide, c’est nettoyer et ranger au fur et à mesure que l’on cuisine, c’est avoir terminé la vaisselle et laissé l’évier propre – et vide ! – avant que le repas ne commence (à l’heure). Faire le vide, c’est se débarrasser au plus tôt des choses à faire pour ne plus avoir à y penser. On peut ainsi considérer que la pratique du zen est un excellent entraînement à la parentalité, et inversement que la parentalité est un lieu de pratique intense si l’on s’en donne les moyens. Ça a l’air simple, présenté comme cela. Mais pourquoi est-ce si difficile... ?
Me concernant, je sens que ce qui m’en empêche en général, au-delà de la fatigue, c’est l’idée perturbatrice que ça devrait se passer différemment. La naissance de notre fille s’est accompagnée d’un besoin très fort de retour aux sources, de faire « comme à la maison », de renouer avec ma vie d’avant que je n’ai jamais reniée mais avais laissée de côté. Consciemment ou inconsciemment, en tant que Française ayant grandi dans un foyer confortable, je cherche à me rapprocher d’un modèle familial beaucoup plus détendu. De son côté, mon compagnon Kidoh cherche au maximum à garder un style de vie spartiate zen « comme il se doit », et se désole que nous ayons plus d’objets qu’avant, des radiateurs notamment !
Doté d’une grande énergie, il parvient à consacrer de longues plages à sa pratique solitaire, mais il s’ingénie aussi à mettre à profit son expérience du monastère zen dans l’organisation de la vie de famille, le point commun étant le manque de temps et la fatigue persistante. Celles-ci conduisent les moines à se hâter avec une grande concentration dans tout ce qu’ils font, dans le but de grappiller quelques minutes de sieste ou de temps libre dès qu’ils auront fini. Il faut ainsi le voir, après le repas du soir, au pas de course ranger la cuisine, préparer les brosses à dents, les pyjamas, les couchages de chacun, afin que tout soit prêt pour que je donne le bain aux enfants tandis qu’il pourra enfin s’adonner à quelque recherche avant 20 h 05, la sacro-sainte heure du zazen. Mais malgré nos efforts, le joyeux désordre qu’apportent les enfants change radicalement l’ambiance du temple. C’est naturel, mais ça n’est pas propice à la concentration. « Aucun disciple ne voudrait venir vivre ici dans ces condition ! », constate-t-il.
Dans les deux cas, c’est l’espace entre la réalité et notre idéal de vie qui cause cette frustration. Dans les moments de fatigue et d’énervement, je lui dis : « Retourne dans ta grotte ! » Et lui de son côté poursuit assidûment la pratique formelle de me reprocher : « Tu as promis que tu me soutiendrais. » Nombreux sont les moments où je comprends pourquoi les moines bouddhistes hors Japon s’abstiennent de fonder une famille. Alors, zen et pouponnage : incompatibles ou interchangeables ? Nous ne savons toujours pas. Mais le plus souvent, parce qu’on s’aime, parce qu’on tâche de s’aider à progresser mutuellement, parce que vivre dans un temple aide à prendre la respiration nécessaire pour faire un pas en arrière et voir les choses plus calmement, le plus souvent, cette assistance mutuelle fonctionne bien.
J’essaie pour ma part de renouveler ma pratique par des chemins plus doux. Et de fait, grâce à l’équilibre retrouvé, j’essaye au quotidien de cultiver le lien avec les tout-petits en leur offrant une grande qualité d’attention ; une présence totale est la pratique par excellence.
Accepter le changement pour en devenir acteur
Il a fallu du temps pour que j’accepte de mettre de côté ma pratique formelle et je me suis beaucoup épuisée et frustrée à essayer en vain de la reprendre. Au début, c’était comme si on m’avait volé ma pratique. Combien de fois me suis-je demandé ce que je fichais là, à pouponner dans un temple au Japon, à dix mille kilomètres de ma famille, d’autant que les choses étaient également insatisfaisantes professionnellement parlant. Sans m’autodiagnostiquer de dépression, je n’en étais sans doute pas loin, et me suis petit à petit détournée du zen, tout en restant loyalement active dans l’organisation du temple.
Décidément pas nonne et pas aussi impliquée dans le zen qu’avant la maternité, j’ai appris (j’apprends) à poser mes limites quant aux exigences monacales que Kidoh se fixe et a tendance à m’imposer. Je ne suis certes plus la compagne d’ascèse que j’ai pu être et je conçois qu’il ait besoin de garder un cadre propice à la concentration. J’essaie pour ma part de renouveler ma pratique par des chemins plus doux. Et de fait, grâce à l’équilibre retrouvé, j’essaye au quotidien de cultiver le lien avec les tout-petits en leur offrant une grande qualité d’attention ; une présence totale est la pratique par excellence. C’est d’ailleurs le sens de la maxime zen « Jikishin kore dôjô » : un cœur pur, voilà le dojo (dôjô, littéralement : le lieu de la Voie).
Se plonger dans la construction en Duplo d’Hanna, bien observer ses motivations, encourager sa concentration en ne faisant qu’une activité à la fois (tout le reste rangé), favoriser le silence et vraiment écouter la musique, incarner à fond chacun des personnages de l’histoire que l’on est en train de lire, parfois être tranquillement ensemble, chacun dans son livre... Mais aussi expliquer quand on n’est pas disponible que l’on doit se concentrer sur autre chose, afin de ne pas s’occuper des enfants tout en étant à moitié ailleurs. Les enfants même tout petits ressentent forcément cette distance invisible quand notre esprit est absent, et les obligations du quotidien n’en avancent pas vraiment plus vite. Enfin, je suis toujours étonnée du pouvoir de l’intention, quand on berce un bébé notamment. S’il nous tarde de l’avoir endormi pour pouvoir faire autre chose, le bébé le sent et ne se détend pas comme quand on s’abandonne entièrement au moment sans penser à la suite. Et puis respirer consciemment, au maximum, dès que j’y pense. Voilà ce que j’essaie de faire.
Le développement émotionnel des tout-petits
Le développement affectif est prioritaire au Japon, au moins jusqu’à l’âge de trois ans. « L’âme des trois ans dure jusqu’à cent ans », dit le proverbe. Il y a de cela quelques semaines, j’assistais à une réunion parents-professeurs de la classe de ma fille en première année de maternelle. À différentes mamans qui s’inquiétaient du caractère turbulent ou désobéissant de leur enfant de 2 ou 3 ans, l’institutrice conseillait calme et patience, indulgence et affection. Combien de fois ai-je vu, au supermarché, à la maternelle ou lors de cérémonies trop longues pour un enfant, l’adulte responsable prendre tout en douceur l’enfant bruyant ou brutal dans ses bras et lui interdire son comportement, là où il y aurait eu confrontation, menace ou punition dans un contexte occidental. Il y a pour réprimander une formule qui m’amuse : « tu pourrais te faire gronder » ! Le Japon a évidemment ses foyers violents, je fais ici des comparaisons très générales. Cela ne m’empêche pas de m’en inspirer, tout en revenant régulièrement à de bons vieux automatismes pas aussi efficaces qu’ils en ont l’air : « Non ! », « Laisse-ça là ! », « Ne touche pas ! », etc.
Les parents japonais disent bien parfois « c’est interdit », mais un « non » frontal, c’est vraiment rare. Le petit veut jouer avec un verre en cristal de Mamie ? On lui dit c’est « daiji » : précieux. Cela l’invite à manipuler l’objet avec soin, si on ne le lui a pas tout bonnement pris des mains, en s’excusant éventuellement d’avoir laissé une chose si convoitable à sa portée. Oui, les Japonais s’excusent beaucoup auprès des tout-petits en même temps qu’ils leur interdisent quelque chose, pour adoucir la frustration je crois. Je remarque également que les parents accompagnent les lubies de leurs enfants plus volontiers que nous, qui les appelons caprices. D’ailleurs, il n’y a pas de mot qui traduise le terme « caprice ». S’ils se montrent égoïstes, on plaisantera volontiers : « Alors ça y est ? Tu as appris à n’en faire qu’à ta tête : tu es un humain maintenant ! » J’ajouterai que les relations parents-enfants sont beaucoup moins des rapports de domination où l’enfant doit se plier au vouloir du parent. Tant que ce n’est pas interdit ou dangereux, quitte à y passer un peu de temps, les mamans (infiniment plus présentes que les papas) se plient souvent avec patience aux fantaisies des tout-petits.
Conscience collective et lâcher-prise
L’éducation à la responsabilité est très précoce. Les élèves dès le CP sont responsables de leur salle de classe comme lieu de vie commun. Ils y ont leurs casiers personnels et des tablées de 6-8 élèves sont formées avec les tables de classe tous les midis et servies par 2-3 élèves « de service » qui vont chercher la nourriture à la cantine et la distribuent à leurs camarades chaque jour durant quelques semaines. Mais surtout, dès le primaire, on fait le ménage. Dans la salle de classe, les couloirs, les toilettes et la cour de récréation. Les citoyens balaient le trottoir devant leur porte quotidiennement, s’excusant d’avance auprès des voisins s’ils doivent s’absenter quelques jours (ils leur rapporteront d’ailleurs un petit cadeau pour se faire pardonner). S’il est de plus en plus courant de faire appel aux services d’une aide pour le ménage, cela reste mal vu à moins d’être physiquement faible ou handicapé. Le ménage n’est pas une basse tâche, il est au contraire considéré comme une tâche honorable, purifiante, presque spirituelle.
Les notions de netteté et de lumière associées au ménage se retrouvent dans le terme « akirameru », utilisé en japonais pour dire renoncer. Étymologiquement, cela signifie éclaircir, faire le vide. Renoncer, abdiquer, se dessaisir… ce sont ici des termes positifs. On félicite les enfants de savoir céder, d’avoir su par exemple renoncer à un jouet personnel en le prêtant. Face au changement ou à l’adversité, lorsque la réalité s’impose et défait nos illusions, nous souffrons de voir s’éloigner nos idéaux, ces gros jouets d’adultes avec lesquels notre désir joue sans cesse. La peur de cet éloignement nous conduit à nous accrocher à nos rêves au lieu d’accepter la réalité en lâchant prise. L’élan de vie des enfants qui ont le cœur si ouvert, n’est-ce pas cela notre « visage d’avant la naissance de nos parents » ?!
Pour en savoir plus :
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°16 (Hiver 2020)
Clara Goehrs habite Fumonken, un petit temple zen Rinzaï de Kyôto, avec son mari, Kidoh Sugimoto, qui en est le supérieur. Mère de deux jeunes enfants, guide accompagnatrice, journaliste à ses heures, elle délaisse souvent la plume pour s’adonner au jardin potager. Pour cette pratiquante du zen Rinzaï, « chaque nouvelle étape de la vie dans un pays aussi différent que le Japon révèle de nouvelles facettes culturelles et tout cela ne manque pas d’épisodes savoureux ».