Autofocus
- Sagesses Bouddhistes
- 30 oct. 2024
- 2 min de lecture
Par Jérôme Edou
Extrait de Chroniques de Katmandou, Jérôme Edou,
©2015, éditions les Trois Platanes

« Lhassa, ici Lhassa, terminus. Assurez-vous que vous n’avez rien oublié dans le train[1]. »
Sur l’immense esplanade vide, gardée par des militaires en grande tenue, les haut-parleurs annoncent l’arrivée du train en gare de Lhassa. Par une sortie latérale, des milliers de Chinois et quatre malheureux touristes occidentaux débarquent un peu hagards, Nikon dernier cri ou attaché case en bandoulière pour s’offrir une part de l’Eldorado tibétain. En conduisant sa puissante Nissan sur les grandes avenues rectilignes, bordées de lampadaires kitch et de belles boutiques de luxe, mon ami Dawa me disait :– À Lhassa aujourd’hui, on pourrait se croire dans n’importe quelle ville chinoise. Heureusement il y a le Potala ! Le Potala, ancien palais des dalaï-lamas dont les vertigineuses façades blanches, ocres et pourpres dominent la ville comme un vaste vaisseau échoué, ballotté par le ressac de l’insatiable consumérisme à la chinoise.À quelques centaines de mètres de là, au détour d’une ruelle, la paisible statue du Bouddha repose dans l’intimité du temple du Jokhang. Jeux d’ombres et de lumières sur les ors, les cuivres, les turquoises et les coraux, odeur forte du beurre que des pèlerins aux visages illuminés de dévotion apportent en file indienne vers le Saint des Saints, le cœur du Tibet, le temple des temples. Dehors, la foule, grouillante et bavarde, prie ses dieux, négocie son ciel et déambule entre les quartiers de viande de yak, les monceaux de beurre et les bondieuseries multicolores. La lumière incertaine du matin tisse dans les volutes de fumée odorante des fours à fumigation un voile d’irréalité.
À Lhassa aujourd’hui, la mise au point automatique est quelque peu difficile. Les deux hémisphères de notre cerveau nous renvoient deux images du monde paradoxales et irréconciliables, comme un autofocus déréglé. Assis dans l’ancienne demeure du VIIe Dalaï-Lama transformée en hôtel de charme, sirotant un café Illy de la meilleure facture, nous laissons à notre autofocus intérieur le temps de faire les ajustements nécessaires, de retrouver du sens et soudain, à l’évidence, l’attitude juste s’impose. Personne d’autre que moi ne peut prendre en charge ce qui me dérange dans cette réalité, si contradictoire et affligeante soit-elle. Je suis là, je participe, je suis affecté. Ma seule option est d’en prendre toute la conscience, ce qui signifie l’accepter, se l’approprier, l’aimer car je suis la seule source de mes expériences.
[1] En chinois dans le texte.
Jérôme Edou partage son temps entre la recherche spirituelle, l’écriture, la peinture chan et sumi’é et l’organisation de voyages. Il vit au Népal depuis 25 ans.