Photos : philippe Judenne
Moi qui aspire à la libération,
Je n’éprouve nul besoin de richesses
Ni de renommée,
Qui ne font que nous enchaîner au samsara !
Pas de malentendu ! Ce n’est pas moi qui pourrais parler ainsi… Je me contente de citer des paroles du grand pandit indien Shantideva dans son merveilleux poème, le Bodhicaryavatara ou, si vous préférez, L’Entrée dans les conduites de bodhisattva.
En quatre vers, le tableau est clairement posé, avec les deux options.
Allons-nous désirer nous libérer, et tant qu’à faire, libérer les autres, du cycle des renaissances conditionnées par les klesha — les facteurs mentaux perturbateurs —, et les karmas afférents ? Ou allons-nous persister à désirer les hochets de ce bas monde ?
Désirer le bonheur est naturel et même légitime, voire nécessaire. Mais comme chacun sait, cela ne suffit pas pour l’avoir. Souvent c’est l’inverse qui nous advient. Pourquoi ? Sans doute faute de nous y être bien pris. Donc par ignorance. Ignorance des bons moyens. Ignorance des bons objectifs.
Gardons-nous de mettre le haro sur le désir en général. Il y a désir et désir. L’un est bénéfique, l’autre est nocif. L’un est noble, l’autre est vil. Quoi de plus beau que de désirer aider autrui ? Quoi de plus bas que de désirer nuire à autrui ? La différence entre les deux ? Dans le premier cas, nous sommes mus par l’amour et la compassion, associés à la sagesse. Dans le second, nous sommes régis par l’aversion et l’attachement, séides de l’ignorance.
Présenté comme cela, il semble que c’est tellement flagrant qu’il serait inconcevable de nous fourvoyer. Pourtant, si à ce jour nous sommes encore dans le samsara, c’est que nous ne cessons de nous tromper, ce depuis la nuit des temps. Ce qui prouve que ce n’est ni facile, ni évident, en tout cas tant que les klesha obscurcissent et déforment notre vision des choses.
Prenons l’exemple de l’attachement, raga en sanskrit. Je précise, car la terminologie bouddhiste en français est loin d’être fixée, et il est souvent difficile de savoir de quoi on parle si on omet d’indiquer le terme originel dans une langue telle que le pali, le sanskrit, le chinois ou le tibétain.
Qu’entend-on par attachement ?
Asanga explique dans l’Abhidharmasamuccaya que le facteur perturbateur dénommé attachement consiste à nous attacher à un quelconque phénomène, animé ou inanimé, parce que nous le percevons comme attrayant de par sa propre nature. Autrement dit, le facteur déclencheur est l’ignorance qui nous fait croire que l’objet existe en soi, et qu’il est intrinsèquement beau/bon/bien. Persuadés que c’est la stricte vérité, nous accordons à cet objet des qualités qu’il n’a pas et nous le voulons pour nous. L’attachement fait que nous ne supportons pas l’idée de ne pas en disposer, d’où de l’aversion envers quoi que ce soit susceptible de nous en priver.
De toute évidence, l’attachement se manifeste en nous fréquemment, pour ne pas dire continuellement, d’autant que notre société de consommation s’ingénie à l’attiser. C’est la finalité avouée de la publicité, mais il ne faudrait pas nous imaginer que nous serions ailleurs à l’abri. Pas du tout ! Notre attachement peut faire flèche de tout bois, des arts à la politique, en passant par tous les pans de notre vie quotidienne. Si nous n’y prenons pas garde, il peut faire de nous des fanatiques, des extrémistes, des escrocs, des meurtriers, des terroristes – liste non exhaustive.
C’est dire que l’attachement est un facteur perturbateur particulièrement dangereux, dont nous aurions tout intérêt de nous méfier, en dépit et à cause de ses dehors doucereux.
Le risque est grand de le confondre avec l’amour parce que dans les deux cas, nous voyons l’être concerné sous un bon jour. La grande, l’énorme différence est que l’amour est désintéressé ; il consiste à souhaiter le bonheur de l’autre, en s’oubliant soi-même, l’exemple le plus clair étant celui de l’amour maternel. En revanche, l’attachement n’a rien de désintéressé : nous tenons certes à l’autre, mais en tant qu’instrument pour notre plaisir et notre agrément personnels. Même les parents ne sont pas à l’abri, quand plus ou moins inconsciemment ils cherchent à réaliser un rêve, par exemple une vocation, par enfant interposé. Si l’amour est source de joie, l’attachement est cause de déception et de frustration, car il est rare qu’autrui se prête docilement à tous nos caprices.
Et puis, l’attachement se décline sous diverses formes, telles la soif (en sanskrit tṛṣna) et l’avidité (en sanskrit upādāna). Dans le cadre des douze liens de la coproduction conditionnée, c’est-à-dire l’enchaînement des événements qui scandent nos morts et renaissances dans le samsara, la soif désigne un attachement qui porte exclusivement sur les sensations. À l’égard d’une sensation de bonheur surgit la soif sous la forme du désir de ne pas en être séparé. À l’égard d’une souffrance, la soif se traduit par le désir d’en être séparé ; elle est attachement envers cette séparation. À l’égard d’une sensation neutre se produit la soif qu’elle ne décline pas. La soif est suivie de l’avidité (ou encore la saisie) qui consiste en une appétence et un attachement pour l’objet nés de l’intensification de la soif. L’avidité peut se produire sous quatre formes :
– L’avidité pour les objets des sens : l’attachement aux objets des sens ;
– L’avidité pour les vues : attachement pour des vues erronées (hormis la vue erronée portant sur la saisie du soi à propos de soi-même, objet de la quatrième avidité) ;
– L’avidité pour les fausses éthiques et observances, qui est un attachement à des éthiques et pratiques contraires à l’éthique prônée par le Bouddha (par exemple, sacrifier des animaux en offrande à une déité), en relation avec des vues erronées ;
– L’avidité pour l’assertion du moi, qui n’est autre que la saisie conceptuelle d’absolu et qui porte principalement sur la saisie du soi personnel.
Le problème, pour nous, est que ce sont la soif et l’avidité qui précipitent la catastrophe de la prochaine renaissance en faisant mûrir, c’est-à-dire en renforçant, une empreinte karmique (bonne ou mauvaise) jadis ou naguère déposée sur la conscience par un karma inducteur, lui-même accumulé sous le pouvoir de l’ignorance. Sous leur influence, l’empreinte karmique, sous le nom de « devenir », atteint la capacité de provoquer le corps de la vie suivante, ce qui entraîne la mort dans la vie en cours et la nouvelle renaissance, y compris le vieillissement qui débute dès le deuxième instant. Voilà pourquoi et comment l’attachement figure en bonne place, et même au premier rang selon certaines écoles bouddhistes, parmi les racines du samsara.
Pour rappel, « samsara » désigne le fait de reprendre des agrégats souillés (par les klesha) sans aucune liberté mais sous le pouvoir des karmas et des klesha. En termes plus simples, samsara signifie devoir renaître sans liberté avec un corps et un esprit imparfaits, et donc sujets à la souffrance sous ses trois formes : la souffrance manifeste (sensations pénibles), la souffrance du changement (sensations agréables) et la souffrance inhérente à l’existence conditionnée (sensations neutres). Or, comme nous venons de le voir, les sensations sont objets de la soif, dont l’intensification déclenche l’avidité, d’où la maturation d’un karma, d’où la mort et la renaissance, et ainsi de suite, indéfiniment. Plus exactement, indéfiniment tant que nous n’y mettrons pas un terme. Il faut et il suffit de bloquer l’ignorance et les autres liens ne pourront plus se produire. Et nous serons libérés du samsara. Définitivement.
Dans l’attente, que faire ? L’attachement est comme la glue, il est difficile de s’en défaire, plus encore que du morceau de sparadrap qui agaçait le capitaine Haddock. Bien que l’aversion soit un fléau parce qu’un seul instant d’irritation peut détruire cent, voire mille kalpas de mérites, elle a l’avantage d’être tellement déplaisante qu’il nous est relativement aisé de vouloir la rejeter. Mais l’attachement, lui, nous plaît bien parce que dans un premier temps, il nous procure une satisfaction, un plaisir. Loin de souhaiter l’éviter, nous le recherchons donc. De ce fait, le Bouddha comparait l’irritation à de la poussière sur un tissu et l’attachement à une tache d’huile : il suffit d’agiter énergiquement l’étoffe pour que la poussière s’envole, mais pour la débarrasser de l’huile qui l’imprègne, il faut faire nettement plus d’efforts.
Le lessivage va comporter plusieurs stades. Ultimement, le remède commun à tous les klesha est la sagesse qui comprend la vacuité : le vide de nature propre quel que soit le phénomène pris en compte. Mais pour pouvoir espérer obtenir cette compréhension, il s’impose de préparer le terrain en décrassant l’esprit des couches plus grossières de saleté.
De manière générale, Asanga met en évidence trois facteurs qui provoquent la manifestation des klesha dans notre esprit : la présence des graines, ou si vous voulez des potentialités desdits klesha dans notre esprit ; la proximité d’objets leur correspondant et enfin l’attention incorrecte. Comme l’apparition de tout résultat procède de la réunion de ses causes et conditions au grand complet, il s’ensuit que tant qu’une cause manque, le résultat ne peut se produire. Par conséquent, il suffit de stopper l’une des trois causes susmentionnées pour être tranquille. Allons-nous pouvoir jouer sur la première ? Sans doute pas encore, car il faut être parvenu à un haut niveau spirituel pour ne plus avoir dans l’esprit de graines de klesha. En fait, il faut être un arhat, quelqu’un qui a atteint la libération du samsara. Assurément, c’est la solution la plus radicale, mais pas immédiatement à la portée de tout un chacun. Alors, la deuxième ? Dans certains cas, oui, nous pouvons nous éloigner des objets d’attachement, d’aversion ou autres klesha. Quand c’est faisable, courage, fuyons. Sinon, il nous reste la troisième. C’est sur elle que nous pouvons le plus « facilement » jouer. Selon les cas, l’attention incorrecte consiste à scruter les qualités (danger d’attachement ou de ses dérivés) ou les défauts (danger d’irritation ou de ses dérivés) de l’objet, à les ruminer, à les ressasser, et forcément à les amplifier. Il faudrait donc prendre le contrepied, et nous déshabituer de cette fâcheuse tendance. Ce n’est pas facile, certes, mais ce n’est pas impossible.
Pour nous y aider, concernant l’attachement, nous pouvons aussi recourir à la méditation sur les aspects repoussants de ses objets, qui est fort recommandée pour l’atténuer. C’est logique : l’attachement naît parce que nous voyons, ou croyons voir, toutes sortes de qualités en un objet. Donc, si nous faisons délibérément porter notre regard sur ses défauts, cela devrait nous mettre à l’abri. Bien sûr, cela va exiger de nous de gros efforts et de la persévérance. Entre autres traits déplaisants, il nous serait fort utile de bien réfléchir au caractère impermanent de l’objet : à quoi bon accorder une telle importance à quelque chose d’aussi fragile, d’aussi éphémère. Comme la séparation est inéluctable, il n’y a pas lieu de nous y attacher. Ce qui ne nous empêche pas d’apprécier et de nous réjouir, bien au contraire ! Le non-attachement – qui n’a rien à voir avec l’indifférence et qui constitue l’une des trois racines vertueuses – est même une cause incontournable d’abord d’une pratique authentique, puis de la libération, et enfin de la bouddhéité. Bonne route !
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°13 ( printemps 2020 )
Marie-Stella Boussemart est nonne érudite de la tradition Gelugpa du Vajrayana. Membre de la congrégation Ganden Ling, elle est l’interprète francophone depuis 1979 du vénérable Dagpo Rinpoché. Docteur en langue tibétaine, elle a traduit de nombreux traités bouddhistes, a été présidente de la fédération Union Bouddhiste de France de 2012 à 2015 et a participé aux grands débats sur les questions sociétales (laïcité, bioéthique, etc.).