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  • Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Aguerrir l'esprit


Vous dites que la sagesse des arts martiaux est dans l’intention. Pourquoi ? 

Christian et Michèle Ribert : Il y a un mythe des arts martiaux mais il y a beaucoup plus de sports martiaux que d’arts martiaux. En voyageant en Corée, en Japon et en Chine, nous avons rencontré de véritables experts. Nous avons été judokas, nous avons appris le kenpo2, le taekwondo3. À chaque fois, on nous parlait d’une philosophie mais honnêtement, nous avons été un peu déçus par l’écart entre cette philosophie dont on nous parlait et ce que l’on voyait au quotidien. Les maîtres d’arts martiaux sont dans une expertise de la technique du mouvement, du geste. Au niveau de l’esprit, ils se sont approchés d’une certaine philosophie mais il n’y avait pas cette nature même d’éveil que lama Guendune avait réalisée. 

C’est à Pékin que nous avons trouvé maître Wang XuanJié, un disciple du « réformateur », le grand maître Wang XiangZhaï, lui-même bouddhiste et taoïste, qui avait osé réintroduire les pratiques de méditation dans les arts martiaux.  

On a vraiment touché l’essence que nous cherchions depuis toujours, c’est-à-dire relier le geste à la méditation profonde. Ainsi, tout ce que nous avions appris de la pratique du Dharma, nous le diffusions. L’éthique, la sagesse, les valeur profondes, tout ce que l’on voulait faire passer se diffusait à travers nos gestes et nos pratiques martiales. Cela a changé véritablement notre façon d’être, de vivre, d’être naturels dans tout ce que l’on entreprenait. 

Pourtant, beaucoup de nos amis bouddhistes voyaient notre pratique des arts martiaux comme une source potentielle de violence. Nous avons alors demandé à un grand lama ce que nous devions faire et il nous a répondu : « Continuez. C’est votre karma de faire ce que vous faites. Par contre, soyez clairs sur votre intention et transformez-la ! » Ça nous a marqués toute notre vie. On a continué à pratiquer plus que jamais les arts martiaux, mais on l’a offert aux enfants à Orléans, aux personnes détenues et aux malades maintenant, parce que nous avons désamorcé en nous-mêmes pas mal de nos propres défenses. Nous devons aussi beaucoup à lama Lhundrup (Tilman Borghardt), qui nous a soutenus et encouragés pendant les années de retraite de pratique à l’ermitage du monastère, puis dans notre centre Calam que nous avons créé en Auvergne. 

 

 

Quel a été le travail avec les jeunes à Orléans, et maintenant au centre Calam ?  

 

Générosité, effort enthousiaste, compassion… c’est un peu toutes ces notions que nous avons voulu mettre en application avec notre compréhension des arts martiaux. À Orléans, nous avions un grand club d’arts martiaux et on s’est aperçu qu’on attirait beaucoup de monde en centre-ville mais pas dans les quartiers défavorisés. Nous avons pas à pas implanté des dojos dans ces quartiers, monté une association (Jeunesse Arts Martiaux) et nous avons acheté un manoir. Au « Domaine du Vajra », nous avons sorti les enfants des ZEP pour les amener en forêt toute l’année durant. Les arts martiaux sont devenus des vecteurs, des outils éducatifs. Le maire avait compris qu’on pouvait travailler à la prévention des violences, de la toxicomanie et de la délinquance : on a travaillé sur le fond de ces sujets en s’appuyant sur le Dharma et les arts martiaux comme outil pour apporter aux enfants des moyens de désamorcer la violence en eux. 

Aujourd’hui, en constatant chez les jeunes toute cette excitabilité, cette agitation et cette importante frustration après trois heures de jeux vidéo, nous avons envie qu’ils découvrent le plaisir de se reconnecter à eux-mêmes. Nous voulons organiser des camps d’été, encadrés par des professionnels, des instructeurs formés ici, des gens qui « assurent », et inviter cette jeune génération pour qu’elle puisse se poser, se découvrir, se reconnecter à la nature — le centre Calam est entouré de forêts, c’est magnifique ici ! — et leur donner des outils d’entraînement à travers le corps, avec les arts martiaux actifs et des outils de méditation.  

 

En France, principalement, vous organisez la sécurité autour de Sa Sainteté le Karmapa Trinley Thayé Dorgé dans ses déplacements et dans les grands rassemblements. Comment faites-vous ? 

Pour le moment, nous sommes un petit groupe de 14 personnes animées par l’intention de protéger la personne du Karmapa et le public. Nous sommes tous des pratiquants dévoués au Karmapa. Il y a un champion de kick boxing, quelques policiers, des professeurs d’arts martiaux retraités, une jeune femme qui est physionomiste. Il y a en fait beaucoup de pratiquants d’arts martiaux de longue date, avec au moins trente ans de pratique.  

 

Pourquoi vous appelle-t-on les kasungs ? 

Cela fait référence à une ancienne tradition de protecteurs du Dharma : les kasungs protègent le maître-enseignant, le public et, ce faisant, la diffusion et la pérennité des enseignements. Le maître tibétain Chögyam Trungpa a renoué avec la tradition des kasungs dans les années 1970, que nous avons adaptée plus simplement à notre petit groupe 

 

Pourquoi un uniforme ? 

Il s’agit plutôt d’une tenue standard pour tous. Auparavant, nous étions vêtus de manière ordinaire et depuis quatre-cinq ans, chacun a adopté une tenue quasi identique, confectionnée par des Thaïlandais. De nombreuses personnes la considèrent comme élégante, raffinée et discrète tout à la fois, assez différente des costumes noirs et lunettes de la garde rapprochée…  

Nous sommes dans le public mais on reste discrets, simples. Il y a ce côté d’attention dans l’action, tout en restant élégants et dignes de ce que l’on porte. 

Concrètement, dans une foule, nous sommes au coude à coude avec tous ces gens qui sont pleins d’amour et de dévotion, mais aussi des personnes déstabilisées. On ne sait pas ce qui peut se passer, mais voir la tenue leur donne un signal. Notre présence visible permet, sans que l’on s’en rende compte, de désamorcer des violences potentielles de prédateurs qui auraient envie de passer à l’acte. Il faut des kasungs visibles, et des invisibles qui puissent se fondre dans la foule et agir si besoin est. 


Christian, pouvez-vous nous décrire l’organisation de la sécurité sur un événement qui rassemble plusieurs milliers de personnes autour du Karmapa ? 

Nous avons tous une vigilance au public, et une présence centrée sur ce que chacun doit faire dans sa mission. Il y a en même temps cette ouverture complète et attentive. 

Concrètement, nous avons mis en place trois cercles de protection :  

Il y a un premier cercle de gardes rapprochés du corps du Karmapa — nous sommes quatre, il y a Michèle et moi, et deux autres personnes très pointues, très puissantes dans les techniques de contrôle des personnes.  

Le deuxième cercle s’appelle « les précurseurs » : ils arrivent avant le Karmapa et le public et vont et viennent partout pour sonder et, une fois le public entré, ils ont leurs positions et se trouvent aussi à l’ouverture des portes. 

Le troisième cercle est constitué de ceux qu’on appelle les « physionomistes » : ils ne vont pas forcément être en tenue très élégante mais ils vont traîner partout pour anticiper, repérer, faire en sorte que les choses ne se passent pas, qu’on n’ait jamais recourt à la violence.  

Une anecdote : il y a longtemps, le Karmapa a été opéré pour une péritonite. Nous assurions sa surveillance et au moment de se quitter, il nous dit en riant: « Je vous remercie beaucoup mais vous ne servez à rien. » On lui répond qu’effectivement on ne sert à rien, mais le fait qu’il ait une péritonite justifiait notre présence. Nous sommes comme les médecins. Ils ne servent à rien sauf quand on en a besoin d’eux. Et là, il a éclaté de rire. 

 

Comment-vous entraînez-vous ? 

Notre groupe se réunit deux fois dans l’année pour des pratiques de méditation et d’entraînement aux arts martiaux. Ce sont des moments très précieux où nous avons l’occasion de travailler en profondeur.  

L’approche du yang sheng wu que nous enseignons à Calam fait partie intégrante de l’entraînement des kasungs. Ce sont les trois méditations actives — debout/ marchée / assise :  

  • La posture de l’arbre. Vous êtes debout, planté comme un arbre — c’est une posture chinoise très connue en Asie, extrêmement ancienne, et qui a cette capacité à nous ressourcer, nous revitaliser, à nous rendre dynamiques, présents et frais.  

  • La deuxième approche est la marche consciente, c’est-à-dire la pleine présence, dans une marche lente.  

  • Et la troisième, qui en découle et qui s’imbrique complètement, c’est l’assise ou la vigilance, complètement intégrée elle aussi dans cette approche méditative — c’est du shiné (skrt : samatha).   

 

Ces trois postures sont des postures qui se nourrissent l’une l’autre, tout le temps. C’est la base de l’entraînement que nous enseignons ici et elle correspond de manière étonnante aux besoins des kasungs qui peuvent rester debout longtemps – surtout les kasungs précurseurs, qui doivent marcher et également rester assis. S’ils attendent en bâillant ou en méditant, ce n’est pas la même chose. Ils marchent beaucoup autour des périmètres pour vérifier ceci ou cela, c’est une marche consciente ; nous pouvons rester assis sur une chaise pendant des heures pour rapidement nous remettre en marche. 

Pendant une mission de protection, nous essayons de faire en sorte d’être le plus possible en méditation, avec le public, les enseignements et avec le grand enseignant.  

 

 

Michèle, votre mari témoigne que la posture de l’arbre n’est pas facile et qu’elle demande un travail d’acceptation important. Qu’en pensez-vous ? 

Michèle : Il y a une acuité, une sorte de connaissance plus profonde qui apparaît quand on rentre dans un cadre d’éveil silencieux à travers cette posture debout. C’est comme la méditation ou le yoga d’ailleurs. Petit à petit, comme le dit Christian, on la laisse advenir ldes effets qui émergent, on se pose et on découvre une fermeté d’âme. Et en même temps qu’on découvre cette fermeté d’âme, on découvre cette vitalité qui émerge en nous, qui fait qu’ensuite on a envie d’aller vers les autres, de se rendre utile, d’aller au travail ou d’être dans son couple… tout autour de soi. Il y a toujours des moyens d’être actif et d’avoir de la vitalité.  

Il s’agit d’apaiser l’esprit mais en même temps de l’ouvrir avec la lucidité et le discernement d’une approche où tu deviens utile. Tu deviens un outil avec de l’énergie pour rentrer dans le monde d’aujourd’hui avec tes moyens, tes compétences, tes filières…  Que ce soit dans les hôpitaux, dans l’informatique, dans n’importe quel secteur de la société, tu es utile là où tu es.  


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°12 (hiver 2019)

 

Michèle et Christian Ribert débutent la pratique des arts martiaux en 1968 et suivent, en Asie, les enseignements de maîtres coréens, japonais et chinois dans plusieurs disciplines.  

En 1981, ils rencontrent le yogi tibétain lama Guendune Rinpoché, un maître enseignant bouddhiste qu’ils suivront jusqu’à sa disparition en 1997. 

En 1990, ils rencontrent en Chine Wang XuanJié, maître chinois de da cheng chuan (boxe de l’esprit) et seront ses disciples pendant dix ans jusqu’à la mort de leur maître.  

En 2000, ils organisent la sécurité autour de la personne du Karmapa Trinley Thayé Dorgé dès sa première venue en France. 

Aujourd’hui, ils transmettent le da cheng chuan et le yang sheng wu reliés à la méditation au centre Calam en Auvergne. Ils sont également aumôniers bouddhistes en milieu carcéral et hospitalier. 

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