Rencontre avec Sa Sainteté Bour Kry
Propos recueillis par Philippe Judenne
Sa Sainteté Bour Kry, grand patriarche suprême de l’ordre Dhammayutta du Cambodge, organise son interview dans une ambiance familiale avec ses très proches disciples et amis de longue date. Arrivés en 1975 dans la France hexagonale, le cours de leur vie est impacté par la révolution marxiste de Pol Pot et ils fondent dès 1977, à Paris, la première association religieuse « Association bouddhique khmère ».
Vatt Khémararam est fondé ensuite à Créteil en 1980. Vatt veut dire pagode. Première de ce genre en Europe, elle est dédiée à la pratique du bouddhisme theravada. Depuis plus de quarante ans, la pagode remplit sa fonction spirituelle et sociale : les rituels, les pratiques familiales pour les décès et les célébrations de toutes sortes s’y organisent. On y mange ensemble, convivialement et généreusement. Les familles et les générations s’y côtoient, se regardant grandir, devenir adultes et vieillir au fil des décennies, tandis que les moines y mènent des pratiques calées sur le calendrier religieux. Des jeunes souvent, des seniors parfois, endossent la robe pendant quelques semaines, mois ou années. Les plus engagés la garderont toute leur vie. Avant de se marier, de commencer dans la vie active, nombre de jeunes adultes se rasent la tête et effectuent une retraite de quelques semaines à la Pagode. Ce court engagement monastique – spirituel et à valeur initiatique – est important dans beaucoup de pays asiatiques. L’auteur des photos de cet article, en recul de la scène de l’interview, est un de ces jeunes moines, plutôt habile avec le maniement de l’appareil photo Reflex.
La rencontre avec Sa Sainteté Bour Kry est déconcertante. Il fait rapidement valser les étiquettes, les conventions sociales, culturelles et religieuses pour revenir à l’essentiel : la sagesse que l’on se doit de faire grandir tout en pratiquant encore et encore au ras de l’expérience.
Dans le cercle amical et intime du vatt, la traduction fait des allers-retours entre français et cambodgien, parfois via plusieurs personnes qui peuvent faire des ajouts et précisions. D’autres questions que celles du journaliste émergent et le maître, amusé, y répond tout autant.
L’impermanence, l’insatisfaction et la relativité des phénomènes – le non-soi, sont au cœur de l’enseignement du Bouddha. Elles sont appelées les « trois caractéristiques de l’existence » qui font les choses telles qu’elles sont. Comment peut-on voir ces trois caractéristiques dans nos expériences quotidiennes ?
Il faut avoir de la sagesse pour voir ces trois caractéristiques-là. Ceux qui voient ces trois caractéristiques pratiquent la méditation et doivent avoir de l’endurance et de la persévérance dans leur pratique. Les autres ne font pas attention à ce qu’ils font et à ce qu’ils pensent. Ils peuvent dire qu’ils comprennent intellectuellement mais quand on passe à la pratique, c’est tout à fait différent. Vous pouvez comprendre dukkha (l’insatisfaction – la souffrance), anicca (l’impermanence) et anatta(la relativité des phénomènes – le non-soi) mais quand il s’agira de pratiquer, pourrez-vous pratiquer assidûment ? Comme bien souvent ce n’est pas le cas, nous n’arrivons pas à dégager en nous ce qui pose problème, et nous sommes insatisfaits et souffrons quand quelque chose nous arrive.
Avec une pratique assidue la sagesse graduelle se développe. Elle est une résultante de la pratique de samatha (la méditation du calme mental) et vipassana (la vision pénétrante) qui nous permet ensuite de mieux nous connaître et de voir avec plus de finesse les trois caractéristiques de l’existence.
On peut toujours expliquer mais est-ce que les gens vont comprendre ? C’est autre chose ! Il y a plusieurs moyens. Il y a des gens qui arrivent ici avec seulement la foi. Ils s’inclinent devant le Bouddha, font des offrandes de fleurs, ne connaissent pas du tout dukkha, anicca, anatta. À un moment donné, ils peuvent choisir de commencer à pratiquer la méditation.
Le Bouddha décrit dukkha, l’insatisfaction, la souffrance dans son enseignement. Il dit que dukkha doit être reconnue, accueillie, comprise. Qu’est-ce que cela veut dire ?
La souffrance est quelque chose que l’on ne peut pas supporter. Quand j’étais un jeune moine et que je récitais les prières sur la souffrance, un ancien moine et maître de cérémonies nous avait interpellés : « Vous récitez des prières sur la souffrance mais vous n’y connaissez rien. » Je lui avais répondu qu’avec la récitation, je connaissais la souffrance mais il avait insisté pour dire que nous ne connaissions rien et avait précisé : « Quand ma femme est morte, j’ai souffert. J’ai touché la souffrance. Je ne pouvais pas oublier ma femme : je la revoyais dans tous les endroits que nous avions connus. »
Même remarié par sa famille à une autre femme, il continuait de penser à sa première épouse qui était décédée. Il y avait quelque chose pour lui d’inoubliable. Pour lui, c’était cela la souffrance. C’est très personnel et intime — tant qu’une personne ne vit pas cela précisément, elle ne sait pas ce que cela veut dire. Dukkha, c’est ce que l’on ne peut pas supporter. Avec l’âge, avec l’expérience qu’on acquiert, on supporte un peu mieux. (Rires.)
Dans les pays pauvres, on comprend mieux la souffrance. En Asie ou en Afrique, les populations n’ont rien, comparé à l’Europe où on ne sait pas ce que c’est que mourir de faim, de soif, de maladies. En Europe, on comprend moins bien la souffrance car tout est pris en charge.
Les Occidentaux n’aiment pas parler de la souffrance et de la mort. Il y a l’assurance maladie, l’assurance vieillesse, on fait tout pour que cela se passe plutôt bien. On colmate par ici et par là et les gens ne sont pas vraiment enclins à penser à la souffrance de la maladie, de la vieillesse et à la mort. C’est un sujet à éviter, quasi tabou. En Occident, au funérarium, on maquille le visage des morts dans leur cercueil. Il y a un toilettage pour donner bonne mine à ce visage comme s’il était encore vivant ! Vous ne verrez jamais cela en Asie où un mort ressemble à un mort, jusqu’à parfois sentir mauvais et faire peur aux enfants. Nous avons moins peur de la mort en Asie, nous sommes plus directs.
Dans la vie ou dans la mort, la souffrance naît de la séparation.
Le maître Bour Kry demande à l’une des personnes présentes : « Avez-vous souffert quand votre femme est morte ? » — « Oh que oui ! C’était il y a quatorze ans » — « Qu’avez-vous ressenti quand votre femme est morte ? » — « J’ai ressenti une perte et une tristesse immense qui a duré longtemps. Je me souviens que le lendemain matin, dans le jardin, j’ai ressenti les pertes. Les pertes de tout ce que représentait mon épouse pour moi, la femme, la mère, la protection, la belle-mère extraordinaire pour mon fils, la collaboratrice inspirante dans l’association, etc. Tous mes attachements se déroulaient un par un, comme des bulles qui émergeaient à la surface de ma conscience. » — « Vous avez pratiqué l’impermanence », dit le maître qui poursuit ensuite pour tout le monde.
Ne pas accepter l’impermanence entraîne la souffrance. Pratiquer avec l’impermanence nous amène vers la libération sur le long terme. La première pratique est l’attention. Quand on a l’attention avec nous on se rend compte de tous les états successifs. L’attention permet de voir la chose s’élever et de savoir qu’elle va disparaître. Si on accepte cette situation-là, on ne s’attache plus, il n’y a plus d’illusion. On ne s’attache plus en fait à sa propre personne. Dans toutes les situations, il y aura une fin. Les attachements, l’ego disparaissent dans cette compréhension.
Il est souvent fait référence à l’amour, la compassion, la joie altruiste et l’équanimité dans l’enseignement du Bouddha. Comment se conjuguent-ils avec anicca ?
Oui, metta (l’amour bienveillant) est très important, il faut pratiquer metta le plus possible. Voici un exemple : au début, metta est ce qu’éprouvent et mettent en œuvre les parents quand la maman est enceinte — un amour bienveillant envers le bébé à naître.
Dès que le bébé est né, les parents mettent en œuvre karuna (la compassion qui veut prendre soin des souffrances de l’enfant). Puis c’est mudita (la joie altruiste) qu’ils éprouvent en se réjouissant des progrès de l’enfant. Arrive alors le mariage et l’enfant quitte le nid familial. À ce stade, les parents doivent faire preuve d’équanimité (upekkha) pour le laisser aller. Mais les parents pratiquent très peu l’équanimité : c’est pour cela que les enfants restent toujours des enfants, mes enfants. Souvent nous pratiquons l’amour bienveillant, la compassion mais très peu l’équanimité. L’équanimité est pourtant ce qui amène à la non-souffrance mais c’est une qualité difficile à réaliser. Il faut s’aider de la compréhension du karma. La production causale du karma fait échoir à chacun la responsabilité de sa situation. Tout en étant animés par l’amour bienveillant et la compassion, cette compréhension du karma, cette équanimité nous donnent une distance juste avec notre souffrance et celle des autres.
L’enseignement d’anatta consiste à abandonner l’idée, la représentation solide que nous avons de nous-même et du monde. Comment faut-il pratiquer ?
Il faut pratiquer la méditation de la vision pénétrante, vipassana, pendant des années, encore et encore, pour voir et se libérer. Je le fais toujours à mon âge, à chaque instant. (Il rit.)
L’histoire de Kisa Gotami
À la question d’une femme qui demande à Sa Sainteté Bour Kry comment la mort d’un enfant peut être acceptée par une mère, le maître raconte alors l’une des histoires les plus déchirantes de la tradition bouddhiste, associée au nom de Kisa Gotami. Lorsque son jeune enfant est mort, Gotami a refusé de croire qu’il avait perdu la vie. Après avoir demandé à de nombreuses personnes – en vain – un médicament qui pourrait faire revivre l’enfant, elle fut finalement dirigée vers le Bouddha. Lorsqu’elle lui raconta son histoire, il lui proposa de préparer un médicament à l’enfant. Mais il avait besoin de graines de moutarde – l’épice indienne la moins chère – obtenues dans une famille où personne n’était mort. Comme Gotami allait de maison en maison pour demander des graines de moutarde, personne ne refusa de lui en donner. Mais lorsqu’elle demandait si quelqu’un était mort dans la famille de cette maison, la réponse était toujours la même : « Eh bien oui. » Au bout d’un moment, le message s’est imposé à elle : la mort est un phénomène omniprésent. Après avoir abandonné le corps de l’enfant dans un charnier, elle retourna voir le Bouddha et demanda à être ordonnée nonne, puis se libérant du cycle des naissances et des morts, elle devint arahant.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°23 (Automne 2022)