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H.J. LIM,
DE MUSIQUE ET DE SILENCE

Par Sahra Leclerc, journaliste spécialisée dans les philosophies orientales.
Elle pratique la méditation bouddhiste depuis une quinzaine d'années.

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H.J. Lim est une virtuose du piano, un prodige qu’elle inscrit dans une quête intime de vérité. Et pour guider ses doigts, ultimes intermédiaires entre le mystère de la voie musicale et son public, elle s’immerge sans réserve dans une expérience transcendante. 

C’est depuis sa maison de bord de mer, en Corée, que H. J. Lim nous parle de son lien indéfectible avec le bouddhisme. Lien qu’elle nourrit dans la contemplation de son jardin, comme dans la profonde introspection qui la caractérise en tant qu’artiste. De celle qui atteint les sommets de son art, nous découvrons une femme toujours souriante et d’une humilité déconcertante. Elle nous le rappelle, c’est à l’âge de 12 ans qu’elle convainc ses parents de l’envoyer, seule, étudier le piano en France. Elle intègre ensuite le Conservatoire national supérieur de musique de Paris à 16 ans, avant de s’engager dans une brillante carrière de soliste. Artiste inspirée, elle incarne par sa présence et son jeu un éveil au cœur de la musique.  

Lim, à quelle lignée du bouddhisme coréen êtes-vous reliée ? Quelle est la place du bouddhisme dans votre vie actuelle ?

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Le bouddhisme est la religion officielle de la Corée depuis l’an 821, bien qu’il soit installé dans notre pays depuis le IIe siècle. Et s’il y a une lignée prépondérante qui s’est dégagée en Corée du Sud, je ne me sens personnellement pas liée à une quelconque chapelle. Pour cause, l’approfondissement des enseignements du Bouddha Shakyamuni m’invite à rester dans l’universalité du bouddhisme et à revenir sans cesse aux enseignements fondamentaux qu’il nous a légués, ceux-là mêmes qui relient les bouddhistes du monde entier. Il est évident que les enseignements du Bouddha, en voyageant, se sont colorés des traditions locales, notamment des chamanismes, comme c’est le cas en Corée. Et si cela semble aller suivant le cours naturel des choses, j’ai le sentiment que le caractère universel des enseignements originaux s’est parfois dilué. Si l’on aborde le thème de la place des femmes dans la représentation religieuse du bouddhisme par exemple, je ressens que la pensée originelle est trop habillée de projections sociétales et culturelles. Il y a peu de femmes ordonnées qui sont leaders et porteuses d’une influence notable au sein des différentes écoles, à travers le monde. Or, à mon sens, cela n’est pas représentatif du dépassement des conditions du monde relatif telles que le genre, le nom, l’origine etc. Avec ce regard, je m’applique à cultiver l’universalité afin de me défaire des illusions quant à notre identité passagère, et je me relie intimement à la nature de Bouddha.

 

Justement, avez-vous été confrontée, en tant que pianiste soliste et virtuose médiatisée, à un conflit entre votre voie spirituelle et votre activité professionnelle ?

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Oui, c’est une lutte intérieure qui m’a tenue des années durant. À mes 16 ans, alors que je venais d’être admise au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, me prédestinant à une carrière de soliste, avec tout ce que cela comportait en termes de mise en avant de soi, j’ai ressenti le désir profond de devenir nonne bouddhiste. Je suis alors partie en Allemagne pour y effectuer une retraite auprès d’un grand maître coréen. Et le tiraillement intérieur était d’autant plus saisissant que ce maître spirituel n’avait de cesse de me répéter que l’ego devait être évité, abandonné. Puis, poursuivant ce questionnement intérieur en reprenant le piano au conservatoire, je suis parvenue à résoudre le dilemme avec une forte prise de conscience. L’ego n’est ni bien, ni mal, il est juste utile pour faire l’expérience relative du monde dans lequel nous sommes. En l’occurrence, sans ego, je ne pourrais pas jouer du piano comme je le fais, ni porter le message que je souhaite transmettre à travers la musique. Et cette éviction de l’ego pousse les chercheurs spirituels à se retrancher dans des montagnes, à s’isoler du monde, à vivre en marge, laissant trop de place aux personnes qui n’ont pas le désir de s’engager dans une voie spirituelle. J’aimerais que les personnes porteuses de messages utilisent davantage leur ego pour ramener un peu de clarté dans le monde moderne, en étant eux-mêmes sur le devant de la scène, et que nos leaders s’emploient à mettre leur ego au service des autres, avec justesse.

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Sur scène, avec Vénérable Seongdam.

Quand on vous voit jouer sur scène, vos yeux se ferment et vous semblez intensément absorbée dans votre représentation. Comment la méditation et votre virtuosité sont-elles entremêlées ? Et jusqu’où votre pratique vous emmène-t-elle ?

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J’ai installé dans mon jardin un lieu où je médite. J’y pratique évidemment la méditation, mais aussi l’introspection et la contemplation. Je vis également en conscience mes activités quotidiennes. Mais pour ma part, ma pratique la plus exigeante et la plus profonde reste l’activité musicale. Je ne médite pas pour améliorer mes performances de pianiste, je n’ai justement aucune attente au regard de la méditation. C’est la pratique même du piano qui me transporte en état méditatif. Jouer est pour moi à la fois une prière et une méditation. Je me trouve dans un état modifié de conscience si profond que, je peux le dire aisément, être sur mon piano est ma pratique spirituelle la plus intense. Elle m’emmène jusqu’à la partie de moi qui m’observe en train de jouer, qui observe tout ce qu’il se passe à cet instant et qui peut demander tout ce qu’elle veut à la partie de moi assise, mains posées sur les touches. Ce qui est merveilleux pour moi est le fait de vivre simultanément les deux expériences, celle d’être une pianiste interprète en train de jouer, et celle d’observer, comme témoin, l’ensemble de la scène à 360 degrés.

Précisément, l’expérience directe de la réalité semble être une quête de chaque instant pour vous, que ce soit à travers la pratique du piano, ou votre pratique spirituelle. Êtes-vous connectée aux compositeurs des œuvres que vous interprétez ?

Je vous le disais avant, quand je suis sur mon piano, j’entre dans des états modifiés de conscience très profonds, si profonds que je reviens au point originel, au point zéro, à ce moment où le temps et l’espace n’existent pas. Me libérant de ces illusions, je touche l’éternité, le non-être. À ce moment précis, j’accède aux colorations que les compositeurs donnent à leurs créations musicales. C’est vraiment représentatif de ce miracle que la musique peut réaliser, s’actualisant en permanence dans l’éternité, tout comme l’amour peut le faire. Donc oui, d’une manière totalement inclusive, je suis en intimité profonde avec les compositeurs que j’interprète.

 

D’ailleurs, Ludwig van Beethoven disait : « La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie. » Quelle révélation métaphysique la musique a-t-elle initiée en vous, à travers ces expériences de grande clarté ?

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Je vous réponds par une autre citation, mais de Bach cette-fois : « Je joue les notes comme elles sont écrites, mais c’est Dieu qui fait la musique. » C’est certainement cela ma révélation. Je joue du piano avec mes mains et mon cœur, mais ce qui s’ensuit ne m’appartient plus. L’aspect mystique de ma pratique du piano prend racine dans le fait que je me vois comme une intermédiaire, un médium entre le compositeur et l’auditeur. Cela relève du mystère pour moi. Il y a presque 300 ans, Bach écrivait une partition que je joue aujourd’hui, et qui va toucher, voire transformer les personnes à l’écoute de cette œuvre. Je ne fais que passer les notes et pourtant, à ce moment précis, les 300 ans qui séparent mon public de Bach n’existent plus. Je ressens profondément qu’après que la musique est passée à travers mes doigts, ce n’est plus de mon ressort, ni en mon pouvoir propre. Cela répond à une force beaucoup plus vaste que moi-même. La musique transcende le temps et l’espace, et choisit des intermédiaires pour s’inscrire dans l’éternité.

 

On pourrait ressentir qu’il y a presque quelque chose d’initiatique dans votre manière de l’exprimer, un phénomène que l’on pourrait traduire par l’allégorie de la transmission d’un feu sacré. Qu’en pensez-vous ?

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C’est exactement ça. J’ai d’abord été public d’une musique avant d’en être l’interprète. D’une certaine manière, je l’ai d’abord reçue. Comme le feu sacré, je l’ai portée et nourrie, et seulement alors, je la transmets aux auditeurs. C’est cette perception qui permet également, aux auditeurs et à moi-même, de nous rendre une liberté mutuelle, tant en termes de réception de la musique que de choix d’interprétation. Rendre au sacré ce qui doit l’être, c’est une manière de porter haut le mystère qui relie le compositeur à l’auditeur, à travers l’interprète.

 

Dans les traditions bouddhistes, mais aussi au sein d’autres courants religieux et philosophiques, la transmission de maître à disciple se fait parfois dans le silence, juste par la présence, au-delà des mots, devenus limités. Pour vous, est-ce que la musique est semblable au silence, en ce sens qu’elle transmet ce que les mots ne peuvent plus dire ?

Je le pense oui. Telle que je l’expérimente, la musique, en tant qu’art suprême, commence là où les mots s’arrêtent. Quand on ne peut plus dire avec les mots, alors il y a la musique. Mais il y a un écueil pour les musiciens qui, si absorbés par cet aspect sacré que porte la musique, ne s’intéressent plus aux autres arts. Or, les arts s’inspirent mutuellement. Je pense notamment à l’art qui me semble le plus proche de la musique, la poésie. Nombre de compositeurs écrivaient aussi des poèmes, ou commençaient par l’écriture d’un poème, qu’ils transposaient ensuite en musique. Mais il est vrai qu’il y a quelque chose d’universel dans la musique, qu’on ne peut retrouver dans la littérature par exemple, à cause de la simple nécessité de la traduction.

 

Si l’on prend un accord de 7e de dominante par exemple, il créera toujours le même sentiment chez tout le monde, là où les autres arts suscitent des appréciations plus subjectives. Pourquoi à votre avis ?

Avec la musique, on dépasse la pensée commune pour aller vers l’être, et la vibration musicale atteint l’être, précisément. C’est le même principe qui est employé dans la récitation de mantra ou de syllabes sacrées. On court-circuite la pensée discursive pour aller directement là où le son peut être reçu de la manière la plus authentique, et cela est commun à tous les êtres humains. Nous portons tous une partie sensible à la vibration des sons. Pour Saint-Augustin, « chanter, c’est prier deux fois ». Tout est exprimé dans cette assertion. Ainsi, d’une manière universelle, un accord de 7e de dominante suscitera toujours une tension. Tension résolue ensuite par un accord tonique ou de 1er degré. On obtient alors un soulagement et cela résonne de la même manière chez tout le monde.

 

Enfin, quel compositeur aurait pu être bouddhiste selon vous ? Lequel auriez-vous aimé emmener au monastère en Corée ?

 

Sans aucune hésitation, j’aurais emmené Beethoven (sourire) ! Dans le carnet intime de Beethoven, une gamme indienne est écrite, preuve qu’il s’intéressait déjà à la musique indienne classique. Et si Beethoven n’avait sûrement pas de connaissance étendue du bouddhisme, il y a des écrits très parlants sur la notion de service à ce qui est plus grand que soi, au créateur. Je pense que Beethoven aurait vraiment aimé faire l’expérience d’un monastère bouddhiste coréen, de la musique qui s’en dégage, des couleurs qui y sont arborées, de la prière et de la méditation qui habitent les lieux. Bach aussi aurait pu s’intéresser au bouddhisme et apprécier de se promener dans les jardins du monastère, ce qu’il faisait de son temps, pour gagner dans la solitude un état de prière et de réceptivité à l’inspiration la plus haute. Que ce soit Beethoven ou Bach, tous deux convoquent le divin dans leur art, et c’est eux que j’aurais aimé convier pour leur faire découvrir la profondeur de l’héritage du Bouddha Siddhartha Gautama. Ils auraient adoré, c’est certain (sourire) ! 

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Cet article intégral est issu de Sagesses Bouddhistes Le Mag n°22.

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