Présentatrice de l’émission : Sandrine Colombo
Sandrine Colombo : Qu’elle se manifeste sous forme de guerre, de haine, d’intolérance, la violence est partout aujourd’hui comme hier. En quoi fait-elle partie de l’humain, quelles sont les causes et les circonstances qui la déclenchent ? En quoi la méditation peut-elle être une aide ?
D’où vient la violence ? Est-ce le propre de l’être humain ?
Jean-Marc Falcombello : Je ne pense pas qu’on puisse dire le « propre » de l’être humain, autrement ça voudrait dire que telle est sa nature, telle est son essence. Du point de vue bouddhiste, la nature de l’esprit — donc la nature de l’être humain — est une nature éveillée. Ce n’est donc pas le propre mais une caractéristique de l’être humain, sans aucun doute, mais pas plus que le désir, l’attachement, ou la haine. La violence bien sûr est une composante. Si c’était sa nature, on ne pourrait rien faire !
Pensez-vous que nous sommes tous porteurs de violence ?
Jean-Claude Guillebaud : Je pense qu’en effet, chacun de nous est capable de violence, y compris de la pire. Mais nous sommes aussi capables de lui dire non.
C’est un potentiel : qu’est-ce qui fait qu’elle peut s’extérioriser ?
JMF : Si l’on raisonne selon la philosophie bouddhiste, on est toujours amenés à réfléchir en termes de causes et de conditions. Et c’est d’ailleurs très intéressant parce que ça signifie qu’une chose n’existe pas indépendamment de son environnement. La violence s’inscrit aussi dans le tissu de relations ou tout simplement dans le rapport que l’on a au monde : il faut des circonstances pour que la violence s’exprime. De la même manière, c’est parce qu’il y a toujours cette interaction avec les conditions, le monde extérieur et les gens, que l’on peut aussi trouver d’autres réponses que la violence ; mais il lui faut des conditions pour qu’elle s’exprime. Selon l’enseignement du Bouddha, l’ignorance est l’une des conditions fondamentales qui font que s’exprime, par la suite, toute la souffrance.
JCG : La violence, chez l’homme, qu’elle soit individuelle ou collective, peut avoir quantité de causes : l’envie, la volonté de possession, de domination, la rivalité idéologique, religieuse… que nous connaissons bien. Mais il y en a une, que j’ai personnellement vue à l’œuvre dans tous les conflits, et dont on n’ose pas parler, c’est le fait que nous soyons capables d’une joie de la violence. Il y a une jubilation terrifiante, il y a une sorte d’ivresse de la transgression violente.
Est-il plus facile d’être violent que non violent ?
JMF : Du point de vue bouddhiste, c’est un penchant acquis, il n’y a rien de naturel là-dedans. C’est-à-dire que c’est une habitude de comportement : on peut croire que la violence donne des solutions faciles pour régler les conflits, mais c’est très difficile de s’en déprendre.
JCG : On ironise souvent sur la parole évangélique : « Si on te frappe, tends l’autre joue ! » Mais en fait ça veut dire : la meilleure façon d’arrêter la violence c’est de dire non à son enchaînement, de dire non à la logique vengeresse parce que ça n’en finit pas.
Selon l’enseignement du Bouddha, l’ignorance est l’une des conditions fondamentales qui font que s’exprime, par la suite, toute la souffrance.
Comment est-ce que la société réagit à la violence ?
JCG : On a l’impression que la violence est partout, que le monde est à feu et à sang, que la violence n’a jamais été aussi répandue dans le monde ; en réalité c’est un effet de la visibilité de la violence. Quand on regarde les chiffres, quand on regarde l’histoire, la violence n’a cessé de diminuer en intensité dans nos sociétés depuis le xive siècle. De même, nous sommes de plus en plus allergiques à la violence, nous sommes de moins en moins capables de pactiser avec elle. Il y a donc aussi de bonnes nouvelles.
JMF : On peut aussi se demander si la violence ne change pas de forme. Peut-être que le problème vient de son identification : il y a effectivement un aspect « visible » de la violence, contre laquelle on peut éventuellement lutter. D’ailleurs, nos lois trahissent cette volonté : c’est proscrire le crime, c’est poser des interdits… Ce qui est extrêmement compliqué de faire de nos jours, c’est de débusquer la violence sous des formes qu’elle peut prendre et qui sont difficilement identifiables : il y a des violences sociales, intellectuelles, spirituelles, sur le plan des valeurs, tout ce qui participe du harcèlement, de la violence de la compétition…
Peut-être aussi qu’il faut voir que nous pouvons interagir avec cette violence et dégoupiller la grenade qui est au fond de nous-mêmes.
Comment fait-on pour lutter contre la violence qui est en soi ?
JMF : Peut-être que la première des choses c’est d’être absolument convaincu du caractère nocif de la violence. C’est vrai que si on prend les textes tibétains on parlera davantage de la haine et de la colère : la violence en est une expression sans aucun doute. Peut-être aussi qu’il faut voir que nous pouvons interagir avec cette violence et dégoupiller la grenade qui est au fond de nous-mêmes, voir que tout cela tourne autour, finalement, de la volonté de défendre quelque chose : on défend un « je », un soi, et puis finalement on s’y accroche. À partir de là, on met en place tout un stratagème qui consiste à vouloir tenir cette carapace ; il faut donc peut-être apprendre — par ce que l’on appelle lodjong, l’entraînement de l’esprit — que l’on peut lâcher cette carapace au profit d’une ouverture, davantage de bonté. Ceci va se faire aussi sur la base de l’amour, en reconnaissant une chose très simple que le Bouddha exprime de façon très profonde : fondamentalement, tous les êtres aspirent au bonheur et à éviter la souffrance. Bien sûr, ça peut prendre des formes erronées parce que l’on peut vouloir le bonheur et finalement cultiver la souffrance ; mais il s’agit de revenir à cette aspiration fondamentale et de se rendre compte que nous avons de bonnes raisons, aussi, de développer de l’amour à l’égard d’autrui, dans le but de pouvoir, un jour, éventuellement, abandonner la violence et surtout la haine et l’aversion.
Ce sont des réponses qui sont intellectuelles mais aussi qui convoquent la pratique de la méditation ?
JMF : Absolument. On peut penser à une pratique de tonglen par exemple qui signifie « donner et recevoir ». C’est l’idée d’un échange avec autrui ; de se mettre à la place d’autrui, donc de changer de perspective. Ça se fait dans le silence de la contemplation et bien sûr aussi de mille autres manières, simplement en entraînant son intellect de façon à être convaincu de la nécessité de trouver d’autres voies.
Est-ce que cultiver l’altruisme c’est œuvrer pour la paix ?
JMF : Forcément. Mais l’altruisme c’est un entraînement : ça veut dire que l’on décide de vouloir atteindre l’éveil pour le bien de tous les autres, sans aucune exception. Shantideva, qui est un grand penseur, le dit de façon extraordinaire : si l’on a besoin d’un pont, puissé-je être un pont ; pour ceux qui ont chaud, puissé-je être un vent qui les rafraîchit ; pour ceux qui ont froid, puissé-je être le soleil ; puissé-je, aussi, être un médicament pour ceux qui sont malades… Ça veut dire faire en sorte que, intérieurement, le moindre de ces souhaits soit orienté vers l’obtention du bien d’autrui ou vers l’obtention par autrui du bonheur et de la satisfaction. À partir de là, logiquement, on se doit presque d’abandonner, oui, toute forme de violence.
JCG : Aujourd’hui, les recherches scientifiques les plus avancées nous montrent de plus en plus que chaque homme a à l’intérieure de lui-même des mécanismes qui devraient lui faire privilégier la coopération plutôt que la rivalité. Nous avons en nous par exemple ce que nous appelons les neurones miroirs qui nous font ressentir la douleur de l’autre. Autrement dit, il y a tout un courant de pensée, de nos jours, qui consiste à montrer et prouver que l’homme n’est pas forcément un loup pour l’homme.
Peut-on parler d’éducation ? Le Dalaï-Lama aurait dit que si tous les enfants pratiquaient la méditation à l’âge de 8 ans, il n’y aurait plus de violence dans le monde en une génération…
JMF : Oui, forcément, parce que ça veut dire apprendre autrement. Apprendre à régler les conflits d’une autre manière. Peut-être finir par croire que l’on ne gagne pas en étant victorieux sur la défaite d’autrui.
JCG : Il faudrait surtout enseigner aux enfants qu’être dans la non-violence ce n’est pas être un niais ; c’est être plus réaliste que les cyniques ! En fait ceux qui sont à côté de la plaque et qui sont « ringards », ce sont les cyniques ! Parce qu’ils n’ont pas compris tout cela, ils sont profondément dans la méconnaissance, dans la rivalité, dans la compétition mais se croient plus malins que les autres… Les jeunes sont parfaitement capables d’entendre ça. Et ils le savent bien, au fond d’eux-mêmes.
JMF : D’une certaine manière, c’est une forme d’appel au pragmatisme dans le renoncement à la violence ; c’est se rendre compte que l’on est aussi plus efficace dans notre relation avec les gens que nous connaissons, mais aussi dans notre relation à la planète. Est-ce qu’un conflit, une guerre a jamais réglé quelque chose ? Pas sûr. En revanche, la réflexion sur la nature de ce conflit a amené les gens à décider de s’aimer, peut-être. Alors on peut essayer de tenter un raccourci et aller directement vers l’amour, plutôt que de passer par la violence.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°15 (Automne 2020)
Jean-Marc Falcombello est, depuis trente-huit ans, un disciple proche de lama Teunsang, un des plus anciens maîtres tibétains vivants. Il est coresponsable du centre bouddhiste de Montchardon en France.
Jean-Claude Guillebaud est journaliste, éditeur et essayiste et a couvert plus de vingt-cinq ans de conflits à travers le monde.