Rencontre avec Simone Jikô Wolf
Entretien et photos : Philippe Judenne
Sagesses Bouddhistes : Quelles formes peut prendre la violence ?
Simone Jikô Wolf : « Tout change, tout est impermanent », c’est un point fondamental de l’enseignement du Bouddha. Aujourd’hui, avec la conscience de la violence, qu’on en soit victime, acteur ou spectateur, force est de constater qu’on la perçoit au quotidien, et pas seulement sur les écrans de télévision…. On peut certes être tentés de la concevoir comme lointaine, comme un fait des sociétés organisées ou non, des centres urbains, des ethnies, des religions… Ou encore comme la conséquence de la mondialisation, de l’économie, des rapports de pouvoir, etc. Il est plus difficile de l’observer dans notre vie, notre environnement, notre famille, notre cadre de travail, nos relations… et encore plus difficile de la reconnaître en nous-mêmes. Or, même si cet exercice est ardu, il nous faut reconnaître que la violence est inhérente à la nature humaine, tout comme elle l’est à la vie en général. Dans la nature, la survie et l’évolution sont intimement dépendantes de la violence : manger ou être mangé, agresser ou se défendre.Comment croire qu’elle puisse ne pas exister dans la vie humaine ? Le fait que toute société s’organise autour d’un corpus de règles pour la réprimer démontre bien son caractère intrinsèque. Ces régulations sont-elles devenues insuffisantes, impuissantes à réduire une violence qui semble être en expansion ?Pourtant, aucune formation ne naît du néant. La société dans laquelle nous vivons est celle que nous créons et qui, aujourd’hui, nous fait souffrir, souvent d’une manière insidieuse et habile. Elle rompt non seulement le lien à l’autre et à soi-même, la compassion, mais elle pousse aussi chacun à un narcissisme aigu et, à cette fin, à la négation même de l’être…. Elle nous éloigne de notre humanité !
Les expressions de la violence sont aussi nombreuses que subtiles : il est certes aisé de constater la violence dite active, à l’égard d’autrui : la brutalité physique, l’intimidation, le harcèlement psychologique et/ou sexuel, l’abus de pouvoir, l’insulte… la parole dure, le geste menaçant, le regard méprisant… mais que dire de la violence invisible, silencieuse, infiniment plus toxique et redoutable, à savoir l’indifférence, le regard qui traverse l’autre comme s’il n’existait pas, l’absence de mots et de communication, l’exclusion, l’utilisation de l’autre à des fins personnelles… ? Que dire encore des mécanismes de projection, des catégories et jugements dans lesquels nous enfermons l’autre… ?
« Zazen est une posture qui exclut l'imposture. »
Un esprit attentif peut observer cette énergie, cette attitude très défensive autour du périmètre de nos jugements, de nos désirs de possession, de compliments, de succès. Est-ce que cette énergie qui dit « moi, moi, moi » est la racine de la violence ?
Mais bien sûr. L’ego c’est toujours la racine de la violence. Dans le zen, on dit qu’il faut résoudre la question des trois poisons, dont l’un est l’ignorance de notre véritable nature. Donc dans la pratique de ce qu’on appelle zazen — la méditation du Bouddha si vous préférez — cet ego, ce « moi », se dissout, et tous nos conditionnements également. On laisse passer tous les conditionnements qu’ils soient familiaux, culturels, locaux ; on laisse passer toutes ces choses… qui suscitent nos peurs et les alimentent. Souvent, nous sommes pris dans le carcan de notre éducation, de la société dans laquelle nous vivons. Et nous vivons à partir de ce point de départ en créant la dualité : le bien/ le mal, ce qui est juste/ injuste… Mais quand nous nous asseyons en zazen, il n’y a plus rien de tout cela. Il suffit de s’asseoir sans amour ni haine, ni choix ni rejet. Dans la posture elle-même, on laisse passer toutes ces idées, ces concepts ; on les observe, il y a une mise à distance qui s’opère, et tout passe, toutes les pensées passent, un peu comme des petits papiers sur la rivière.
Un mouvement conscient arrive à faire ce pas de côté, cette mise à distance pour ne pas être emporté par le courant de l’émotion. Ce n’est pas toujours le cas. Qu’est-ce qui va jouer à ce moment dans le sens de l’apaisement ou bien celui de l’emportement ?
Pour moi tout est dans la posture de zazen. Une toute petite correction de la posture change complètement l’état d’esprit. Ça va très vite. Alors même si vous figez, vous pouvez observer que vous figez quelque chose ; mais, dans une rivière, il y a aussi des rochers, des gros cailloux — ce qui fait que tout cela est splendide, tout cela fait partie de l’être humain. Le tout est de ne pas rester fixé trop longtemps, de ne pas ressasser trop longtemps parce que nous coulons à ce moment-là. Donc, nous revenons à la concentration de se redresser, de revenir à sa colonne vertébrale, et à nouveau de laisser passer, de laisser l’eau circuler.
C’est donc la posture du corps qui permet de déployer cette attention…
Bien sûr. Le zen c’est avant tout la pratique de zazen. Tout est contenu dans la posture de zazen, tout est dans zazen. Et c’est une posture dont mon maître disait qu’elle exclut l’imposture. Si votre esprit sombre et que vous vous endormez, alors les pouces descendent, et si vous les corrigez… hop, vous vous redressez, et si votre menton part en avant, c’est que votre esprit s’égare. On aime tous se faire un film, on adore ça, le temps passe vite, et on projette… Mais ça n’a rien à voir avec le laisser passer. Ça a tout à voir avec le problème de moi qui aime bien me faire un film parce que je vais faire passer le temps plus vite ; et puis dans le film c’est génial, je suis toujours l’héroïne et la meilleure, et la plus belle… (rires) Vous comprenez ? Mais je m’absente, je perds ma qualité de présence. Alors le zen c’est être présent, c’est toujours ici et maintenant, d’instant en instant, être présent, en unité avec ce qu’on appellera l’ordre cosmique, la nature. Toucher sa véritable nature pour être en harmonie avec l’univers tout entier : et c’est ce qui se tisse entre tous les êtres, avec les arbres, les herbes…
La Voie du Bouddha nous permet de nous éveiller, de nous « réveiller », de sortir de notre aveuglement, de nos illusions, des pièges de tout fanatisme aussi séduisant qu’il puisse paraître… Le Bouddha disait : « Ne croyez pas… faites l’expérience par vous-même…. Soyez votre propre lampe. » La Voie du Bouddha n’est pas le temps de la peur, de la colère, de la soif, ni de tout ce qui pousse l’être humain à ériger des barricades, à construire des murs. La Voie du Bouddha est le temps du silence, du retour à ce que mon maître Taisen Deshimaru appelait « la condition normale », temps consacré à la connaissance de soi, à la clairvoyance, à l’absorption…. C’est le temps de la sagesse et de la compassion.
« Bouddha n’a pas enseigné une religion, mais a développé l’esprit profondément religieux »
Y a-t-il des lieux plus propices pour ce retour à la « condition normale » ?L’environnement exerce bien sûr une influence déterminante sur notre aptitude à vivre notre vie quotidienne dans la non-violence. Ainsi, au Japon, les temples bouddhistes zen ont-ils une architecture et une langue, tout imprégnées de l’influence chinoise, qui invitent au retour à un esprit paisible. L’esthétique de la simplicité, épurée de tout superflu… Un environnement bien sûr a priori très différent en Europe, où les temples ont été édifiés à partir d’un château, d’une hacienda, d’un hôtel, d’un grand local en ville, d’une jolie maison…. Mais l’état d’esprit y est le même. Tout, dans l’atmosphère qui y règne, invite à la douceur de l’esprit, au recueillement. Ainsi, comme un voyageur dépose sa valise, le pratiquant peut-il se laisser saisir par l’atmosphère et « déposer son histoire personnelle » à la porte du temple.
Peut-on déposer tout comme cela ? Sa valise, « son histoire personnelle » ?
SJW : Le faire autant que possible ! Mais c’est très difficile. Nous sommes très encombrés. Le premier point c’est déjà d’accepter qu’il y a une envie. Bouddha n’a pas enseigné une religion, mais a développé l’esprit profondément religieux : chacun peut revenir à cet esprit religieux, à sa recherche : qu’est-ce qui fait qu’un pratiquant va se mettre en route ? C’est que quelque chose ne va pas ; je pense que nous avons tous une blessure profonde qui fait qu’un jour on se pose la question : qu’est-ce qui se passe ? Souvent pour les maîtres c’est la mort d’un proche qui leur a fait toucher l’éveil, l’éveil à l’impermanence. Ça peut être aussi quand tout va bien dans la vie : je rentre chez moi, dans ma petite voiture, le coffre chargé de nourriture, de choses agréables pour mes amis, je vais faire la fête et tout à coup il y a quelque chose que je ne peux pas bien exprimer, qui serait peut-être de l’ordre de l’ennui, mais qui me fait voir peut-être la vanité de tout cela – et je ne m’amuse plus du tout au cœur de la fête. Alors quelque chose se met en route, que l’on pourrait appeler bodaishin, l’esprit d’éveil — bodhicitta chez les Tibétains —, et je ne peux pas le faire taire, et même si autour de moi tout le monde me dit que j’ai tout pour être heureuse (« qu’est-ce qui te manque ? »), moi, je sais qu’il y a au fond de mon esprit une demande que personne ne pourra jamais satisfaire, une demande profonde de l’esprit que seule moi-même je vais pouvoir résoudre. C’est la question de dukkha, l’insatisfaction, la souffrance dont parlait Bouddha. L’insatisfaction profonde. Ensuite, de multiples causes et conditions font que je vais me retrouver dans un temple pour approfondir cette voie, étudier, en faire l’expérience directe – et non pas l’étudier dans des livres, en faire l’expérience avec mon corps, mon esprit. On peut faire cette expérience en tout lieu, pas seulement dans une grotte. L’esprit est partout. Et c’est vous, c’est votre décision de faire vivre cet esprit de Bouddha, de l’approfondir, de le faire grandir en vous. Il est clair que certaines conditions favorisent la concentration comme ici, au temple zen de la Gendronnière – bien sûr que mon maître a choisi cet endroit parce qu’il favorise les conditions de la pratique. Quand on fait un stage, on réunit toutes les causes et conditions pour favoriser ce retour à sa vraie nature. C’est plus facile de pratiquer ici que dans un appartement où les enfants crient, qu’au milieu du bruit de la rue… Par bonheur, il y a beaucoup de lieux de pratique aujourd’hui en Occident. Et en s’y rendant régulièrement, on peut opérer ce passage de la pratique à la folie de la société et du monde, au bruit et tout cela. Après, c’est le choix de chacun : je quitte la ville ou j’y reste, mais je pense que l’esprit d’un pratiquant doit rester stable et paisible partout.
« Aimer c'est accepter l'autre tel qu'il est en commençant par soi-même »
Y a-t-il une manière de ne pas donner naissance à la violence ?
Bien sûr. Déjà, il faut se rendre compte que toute forme de contrainte, toutes les projections que l’on peut faire, la non-acceptation de l’autre tel qu’il est, et la non-acceptation de soi-même tel que nous sommes sont des choses extrêmement violentes. Aimer c’est accepter l’autre tel qu’il est et en commençant par soi-même : s’accepter tel que je suis, un ensemble, avec même ce qui ne me plaît pas et que j’ai envie de cacher aux autres pour montrer une belle image de moi. C’est déjà une chose très grande que de s’asseoir et de s’accepter tel quel, même si on ne se trouve pas terrible, surtout peut-être !
Êtes-vous sensible à la violence lointaine dans le monde, un peu dématérialisée par les médias ?
Mais bien sûr, comment peut-on rester indifférents à la souffrance du monde ? C’est impossible ! Le monde est en guerre, chaque jour des gens meurent, des boat people, des réfugiés… C’est impossible de rester indifférent à cette souffrance, à la folie de l’homme, à ce que l’homme crée, à la manière dont l’homme a généré tous ces drames écologiques. Comment l’homme est assez stupide pour détruire pareillement, tout cela pour défendre un capitalisme flamboyant dont on ne parle même plus tellement il est flamboyant, mais qui continue cette course en broyant tout sur son passage, cette immense broyeuse… On ne peut pas rester indifférent à ça. Mais je pense qu’en changeant profondément sa vie, en étant sincèrement ouvert à écouter les souffrances du monde et à donner la direction que nous pouvons à notre vie, là où nous sommes, alors nous pouvons œuvrer pour le bien de tous les êtres.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°15 (Automne 2020)
C’est à la Gendronnière, maison mère du zen Sôtô en Europe située à Valaire, près de Tours, que nous avons rencontré Simone Jikô Wolf, alors qu’elle dirigeait une sesshin (retraite) pendant le mois de juillet. Disciple de maître Taisen Deshimaru, enseignante depuis de nombreuses années et abbesse actuelle du temple Kosetsuji, elle participe à la création de nombreux dojos et groupes de zazen en Suisse.