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  • Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Comprendre la peur


Extrait d’une conférence prononcée par Joseph Goldstein en 1981 sur la façon de faire face à nos peurs dans notre pratique.


©Heather Ann

Imaginez que vous êtes un grand mélomane et que vous vous apprêtez à entendre le plus extraordinaire musicien du monde interpréter une composition inédite. Imaginez-vous en train d’écouter la performance. Dans quel état d’esprit êtes-vous ? Que se passe-t-il au niveau de votre attention ? Je serais porté à croire que votre attention serait entière, sans anticipation, sans stagnation sur un phrasé particulièrement mélodieux, parce qu’à chaque moment surgirait une note inconnue, une musique nouvelle. L’esprit serait parfaitement présent, ouvert, sans attachement, sans résistance.


Il est possible de vivre notre vie ainsi, dans la conscience que chaque moment apporte une expérience fraîche. Pouvons-nous demeurer dans l’instant, sans anticiper l’instant suivant, sans anxiété, sans souci, sans s’accrocher à cet instant, sans s’attacher à ce qui est déjà passé ?


Si nous parvenons à revenir à l’instant présent et à laisser notre vie se déployer naturellement, nous pouvons accéder à une merveilleuse spontanéité. En théorie, cela semble simple, mais dans les faits, qu’est-ce qui nous empêche de vivre ainsi ? Par la pratique, nous comprenons que l’esprit a tendance à s’accrocher, à anticiper, à résister. Qu’est-ce qui se cache sous cet attachement, cette résistance, ce conditionnement qui étouffe l’ouverture spontanée à chaque instant ?


Si nous regardons attentivement, nous verrons qu’il y a souvent une peur primaire qui est à l’œuvre. Sous l’attachement se tapit la peur de perdre quelque chose ; nous nous crispons alors autour de cette chose. Sous la résistance se cache la peur de vivre quelque chose de désagréable ; nous érigeons donc des barrières.


Que faire face à un tel conditionnement et à ses nombreuses manifestations ? Comme nous refusons généralement de regarder la peur en face pour en comprendre la nature profonde, inconsciemment, nous la laissons nous dominer. Tchouang-Tseu, un sage taoïste de la Chine ancienne, a dit : « Les petites peurs sont cause d’anxiété, les grandes peurs sont cause de panique. » Nous pouvons observer cela dans nos propres vies. Faute d’avoir compris la nature de la peur, faute de l’avoir examinée attentivement, nous vivons des expériences teintées de panique.


La beauté et la force de la pratique du Dharma se révèlent au fur et à mesure que nous réalisons que le Dharma fait partie intégrante de notre vie. Ce n’est pas un à-côté. « Dharma » signifie « réalité », « vérité », « les choses telles qu’elles sont ». Dès que nous prenons conscience de cela, la peur, de même que tous les autres aspects de notre expérience, deviennent tout à fait gérables. Il ne s’agit plus de chercher à l’éviter ; ce n’est qu’une des multiples facettes de notre expérience, de notre relation à nous-mêmes et au monde.


De quoi avons-nous peur ? Quelles sont les peurs les plus courantes ? L’une d’elles est la peur de la douleur. Nous organisons nos vies de façon à la tenir à distance. Pourtant, la douleur est un aspect particulièrement intéressant de notre expérience.



« Si nous sommes attentifs, nous verrons que notre corps-esprit se compose d’une quantité de nœuds d’énergie, de blocages, de tensions. Si, devant la peur de cet inconfort, notre esprit reste doux, ouvert et détendu, il sera possible de commencer à dénouer ces nœuds, ces tensions. »



©Alex Azabache

La cosmologie bouddhique comporte divers plans d’existence : les mondes inférieurs de la souffrance, le monde des humains et les royaumes célestes. À de nombreux égards, le monde des humains est le plus intéressant, car il est fait de douleur et de plaisir. Si nous passons notre vie à craindre la douleur, nous nous coupons d’un large pan de l’existence. Une vie vécue uniquement dans un cadre sécuritaire, protégé, indolore, confortable, manque cruellement de vitalité. Bien sûr, il ne s’agit pas de réagir bêtement à toute forme de douleur : si vous mettez la main dans le feu, vous n’allez pas répéter : « douleur, douleur, douleur » pendant qu’elle brûle. Certaines douleurs sont des signaux de danger qu’il serait absurde d’ignorer.


Ce qui vaut particulièrement la peine d’être considéré dans notre pratique méditative, ce sont les douleurs et les tensions accumulées par nos actions passées de saisie ou d’aversion. Chacune de ces actions a créé une tension, un nœud dans notre système énergétique. Si nous sommes attentifs, nous verrons que notre corps-esprit se compose d’une quantité de nœuds d’énergie, de blocages, de tensions. Si, devant la peur de cet inconfort, notre esprit reste doux, ouvert et détendu, il sera possible de commencer à dénouer ces nœuds, ces tensions.


Nos peurs sont souvent associées au futur. Alors que vous êtes assis, vous ressentez des douleurs dans certaines parties de votre corps. La sensation elle-même n’est pas le problème ; vous l’acceptez. Mais peu à peu, vous commencez à vous projeter : « Si je ne bouge pas, je vais vivre quelque chose de très pénible. » La peur apparaît. Il est très rare qu’elle surgisse simultanément avec l’expérience. Les sensations peuvent être intenses — surprise, choc —, mais il ne s’agit pas de peur.


En acceptant l’inconfort, nous nous ouvrons à une plus vaste compréhension de la nature de l’aversion, du jugement et de l’ouverture d’esprit. Nous voyons que nous cherchons constamment — pas seulement en méditation — à nous protéger de l’inconfort. Ce que j’aime des hivers en Nouvelle-Angleterre, c’est leur intensité. Le froid est vraiment froid. En plein cœur de l’hiver, on a l’impression de respirer des glaçons. Immédiatement, par conditionnement, le corps et l’esprit se contractent. Mais dès qu’on met le nez dehors, on peut saisir l’occasion donnée par la température glaciale pour simplement accueillir l’expérience : « Très bien, que se passe-t-il ici et maintenant ? » Cette capacité à rester ouvert à la situation apporte un formidable sentiment de force et de vitalité. Pour cela, il importe d’être attentif à la peur conditionnée, à la façon dont elle nous enferme, et au fait qu’il ne tient qu’à nous de changer cette habitude.


Il existe une autre sorte de peur qui est plus difficile et plus subtile à identifier : la peur psychologique — peur de ne pas être en sécurité, d’être vulnérable, exposé. Qu’arriverait-il si j’étais totalement ouvert, exposé ? Si les gens me voyaient tel que je suis, ils ne m’aimeraient pas, ne me respecteraient pas, ne rechercheraient pas ma compagnie. Ils me jugeraient sévèrement. Cette peur nous amène à projeter une image de nous-même. « Joseph est un type bien. » Derrière cette belle image se cache le côté sombre, trouble. Nous croyons bluffer les autres, mais le masque est transparent ; tout le monde voit au travers.



« Si nous arrivons à être complètement nous-mêmes, sans faux-semblant, dans la vulnérabilité et l’insécurité, nous pouvons accéder à un incroyable sentiment de liberté. »


Si nous nous penchons sur cette peur d’être jugé, méprisé, réprouvé, nous nous apercevons qu’en fait, elle n’a rien à voir avec l’opinion d’autrui. Elle est liée à nos propres sentiments et émotions. C’est nous-mêmes qui nous jugeons, qui n’arrivons pas à nous accepter, à nous aimer. Qu’avons-nous si peur de voir, d’accueillir ? Imaginez que quelqu’un ait le pouvoir de lire dans votre esprit. Si cette personne était assise en face de vous, qu’essaieriez-vous de lui cacher ? Quel aspect tenteriez-vous de camoufler, de protéger ? C’est cet aspect qu’il faut étudier, qu’il faut commencer à aimer et à accepter.


Si nous arrivons à être complètement nous-mêmes, sans faux-semblant, dans la vulnérabilité et l’insécurité, nous pouvons accéder à un incroyable sentiment de liberté. Il n’y a plus rien à protéger. Se déconditionner de la peur d’être vulnérable permet à nos défenses de se relâcher, ce qui peut procurer un grand bien-être.


Il y a plusieurs années, lors d’une sesshin avec Sasaki Rôshi, j’ai vécu une telle expérience, qui m’a profondément marqué. Sasaki Rôshi est un grand maître, capable d’une formidable férocité et d’une tout aussi formidable compassion.


Maître Sasaki enseignait la pratique des kôans. Nous le rencontrions quatre fois par jour et ne savions jamais à quoi nous attendre. Lors de ma première sesshin, il me donna mon kôan. Après zazen, je me rendis à mon premier sanzen (entrevue) en suivant les formalités : je m’inclinai, prononçai mon kôan, attendis quelques instants, puis proposai une réponse. Le maître me regarda d’un air complètement dégoûté et dit : « Hmmm, vraiment stupide. » Fin de l’entrevue. La fois suivante : « Trop d’ego. » La troisième fois : « Hmmm, continuez zazen. »


Et ainsi de suite, jour après jour. Chaque fois que je me présentais devant lui, je me heurtais à une fin de non-recevoir, comme si je ne comprenais rien à rien. Un vrai idiot. La sesshin était très formelle, très encadrée, sans aucune échappatoire. La pression montait, et le maître continuait à me traiter comme un abruti. Au troisième jour, mon esprit était harcelé par le doute : « Je suis un yogi vipassana. Ce truc zen, je veux bien, mais ce n’est pas vraiment ce que le Bouddha a enseigné. Aujourd’hui je vais pratiquer mon vipassana et tant pis pour ce qu’en pensera ce type. » Le quatrième jour, lorsque vint le temps du sanzen, j’avais abandonné toute intention. Je haussai les épaules. Sasaki Rôshi réagit alors très habilement : il me donna un kôan plus facile. Ce kôan était : « Comment exprimer la nature de Bouddha par le chant des sutras ? »


Cela me parut fort simple : il suffit de lui dédier le sutra. Cependant, bien que facile à comprendre, ce kôan toucha une peur profondément ancrée en moi. Au cours élémentaire, ma professeure de chant m’avait ordonné de simplement remuer les lèvres pendant que tous les autres chantaient. Depuis ce temps, je suis pétrifié à l’idée de chanter. Lorsque je reçus ce kôan, mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine.


Je retournai dans la salle de méditation pour m’entraîner à chanter un sutra japonais. Je répétai la même dizaine de syllabes à peu près dix milliards de fois dans ma tête pour me préparer à les réciter à Sasaki Rôshi. J’arrivai au sanzen nerveux, craintif, les nerfs à fleur de peau. Je m’assis, nous nous inclinâmes, je prononçai le kôan, puis entonnai le sutra. Arrivé à la troisième syllabe, j’avais complètement oublié la suite. Mon esprit était totalement vide, j’avais l’impression d’être transparent, j’étais terrifié par la situation. « Hmm », dit le maître. Et à ce moment, alors que j’étais à vif, il me regarda, et j’eus l’impression d’être devant le bodhisattva de la compassion. « Très bien », dit-il.


Ces mots me vinrent droit au cœur, car rien ne le protégeait. Ce fut un merveilleux enseignement sur la valeur de la vulnérabilité, la possibilité d’un contact authentique, d’une vraie communication, et d’un amour très profond.


Une autre peur fortement enracinée en nous et dans notre culture est la peur de la mort. En Occident, nous préférons éviter de la regarder en face. Devant le délabrement et le vieillissement, nous détournons le regard. Nous avons très peu de contact avec les défunts. Nous faisons comme si la mort n’existait pas. Derrière ce déni se cache une peur réelle de la mort. D’où vient cette peur ? D’un puissant conditionnement, qui se manifeste particulièrement fortement si nous n’avons pas une compréhension claire de la nature du corps et de l’esprit. Nous pensons que le corps-esprit est une entité solide, stable, un « moi », un « je » tangible. De ce point de vue, l’idée de la mort de « moi » nous effraie.


Afin de pénétrer la nature du processus corps-esprit, nous devons comprendre qu’il naît et meurt à chaque instant, littéralement et non métaphoriquement. Nous voyons qu’il n’y a rien de solide, rien de statique, rien de stable qui se perpétue d’une année, d’un mois, d’un instant à l’autre. Ce corps-esprit est un flux en constante création et dissolution. Lorsque nous en faisons l’expérience immédiate, la peur de la mort s’évanouit, car nous voyons qu’il n’y a rien à quoi s’accrocher.



En quoi consiste réellement votre expérience d’instant en instant ? Un son, une image, une pensée, une sensation, une émotion, une odeur, un goût. D’instant en instant, ils apparaissent et disparaissent, naissent et meurent. Qu’y a-t-il à craindre ? La peur vient de l’attachement, du réflexe de saisie. Si nous sommes attentifs, il apparaît clairement qu’en dépit de notre pulsion d’attachement, la nature même du processus est changement constant, immédiat, continu. Il est impossible de retenir quoi que ce soit. Dans la pratique de la méditation, en portant une grande attention au moment présent, cela devient clair. Dans la conscience de l’insubstantialité et de l’impermanence de toute chose, l’esprit se déconditionne de la saisie. Peu à peu, nous devenons un avec la naissance et la mort, les voyant se produire à chaque instant de notre vie.


La vie est si fragile. Un jour, le cœur s’arrêtera de battre, les poumons cesseront de fonctionner. Prenant conscience de cela, nous percevons le processus corps-esprit et pouvons faire face à la peur qui surgit, car nous comprenons qu’elle n’est pas liée à l’expérience présente, mais à une anticipation du futur.


La peur de la douleur, la peur de certaines émotions ou sensations, la peur de la solitude, de l’anxiété, de la tristesse, de la colère, de la vulnérabilité, de la mort… comment les intégrer à notre expérience ? Tout d’abord, il ne faut pas les prendre à la légère, ne pas se contenter d’une compréhension intellectuelle ; au contraire, il faut les respecter, car elles sont très profondes. C’est ainsi que nous arriverons à ne pas avoir peur de la peur. Nous allons rarement voir ce qu’il y a derrière la peur. Lorsqu’elle apparaît, le corps devient anxieux, nous ressentons cette vibration, mais nous savons que cela est normal, qu’il ne sert à rien de fuir. Si nous persistons à fuir devant le sentiment de peur, nous n’avons d’autre choix que d’ériger des barrières, des défenses. Nous nous enfermons dans une vie étroite, étriquée. Et, bien sûr, la peur ne disparaît pas pour autant.


La résistance est parfois très subtile ; notre esprit est malin. Lorsque la peur se manifeste dans une quelconque circonstance, peur de la douleur ou peur de la mort, il faut d’abord la voir comme une simple sensation qui n’est pas différente d’une sensation de tristesse, de joie ou de colère, et entreprendre de l’apprivoiser. À partir de cette acceptation, nous pouvons amorcer le vrai travail au moyen de la sagesse discriminante.


Sans être téméraire, il faut accepter de prendre des risques, plonger dans ce qui est. Si vous avez peur du noir, faites une balade en forêt. Juste pour voir.


Le propos n’est pas d’affronter chacune de nos peurs ; nous ne voulons pas créer une autre fixation de l’esprit. Il s’agit de faire l’expérience de ne pas avoir peur de la peur. À ce moment-là, nous ne sommes plus dérangés par la peur. Nous vivons simplement notre vie, et lorsque la peur surgit, nous pouvons choisir comment y réagir. C’est le défi que nous offre la pratique : avancer jusqu’à la limite de ce qui est tolérable, de ce que nous sommes en mesure d’affronter.


Ne négligeons pas le sens de l’humour ! L’un des risques de la méditation, on le constate chez certains, est de devenir grave, comme si gravité était synonyme de pleine conscience. La gravité n’est rien d’autre que de la gravité ; rien à voir avec la pleine conscience. La gravité n’est pas une composante nécessaire à la pratique.


Au moment d’affronter ses peurs, il peut être intéressant de susciter des pensées aimantes. Lorsque notre cœur est rempli de bienveillance, nous sommes en prise directe avec nous-mêmes, avec notre environnement et avec les autres. Mais il ne sert à rien de faire semblant. J’ai eu une expérience cocasse lors d’une visite au Massachusetts. Je me baladais sur un chemin de terre et, alors que je passais devant une maison, un chien se mit à aboyer férocement. Je restai là à répéter : « Puisses-tu être heureux ! Puisses-tu être heureux ! », et pendant que je récitais mon mantra, le chien s’élança sur moi et me mordit ! On ne peut pas se servir de l’amour de façon intéressée ; à ce moment-là, ce n’est pas de l’amour. Si le message est : « Puisses-tu être heureux, puisses-tu être heureux… mais surtout, ne t’approche pas ! », cela n’a rien à voir avec l’amour.


Lorsque la peur survient, c’est le signe que nous touchons la limite de ce que nous pouvons supporter ou accepter. C’est précisément le point le plus important de la pratique, car c’est l’endroit où nous nous sommes tracé un seuil, une frontière. Si nous pouvons le voir, le reconnaître, alors c’est là qu’il faut travailler, regarder, explorer. C’est cette porte qu’il faut ouvrir.




Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°24 (Hiver 2022/23)

Traduction : Sylvie Gauthier

Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.


 

Joseph Goldstein a étudié la méditation bouddhique pendant de longues années en Inde, selon l’enseignement prestigieux de Sri Anagarika Munindra. Il se consacre à sa transmission aux États-Unis et dans le monde. Il a co-fondé, avec Jack Kornfield et Sharon Salzberg, l’Insight Meditation Society, un grand centre de méditation vipassana.

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